Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/828

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et s’organisant en vue d’une fonction dont elle fait un droit ; c’est un organe de la monarchie, c’est « un prolongement de la souveraineté. » La monarchie est une pensée dirigeante, les grands sont les interprètes de cette pensée ; la monarchie est une force intérieure qui va du centre aux extrémités par les grands comme par des canaux ; la monarchie est un mystère dont les grands ont l’intelligence et une loi dont ils ont le livre en dépôt. Cela leur donne des devoirs plus grands que ceux des autres hommes. Ils sont dans le secret de l’état. Leur premier devoir est de le comprendre. Ils ont « le dépôt des vérités conservatrices. » Rousseau a raison de croire que les vérités conservatrices sont aux mains de l’état et doivent être maintenues par lui ; seulement l’état de Rousseau, étant une abstraction, n’a pas de mains. Celui de de Maistre a une âme qui est le roi, des organes qui sont les grands, un instrument qui est l’homme armé, une matière qui est la foule. Les grands sont tenus d’être intelligens, d’être savans et d’être justes. Ils sont tenus de savoir commander du côté du peuple et obéir du côté du roi. Ils sont tenus d’éclairer le roi, comme les fils avertissent le père. Ils sont le conseil de famille du souverain. Ils sont les gardiens de l’unité nationale en ce qu’ils rattachent de degré en degré le peuple au monarque ; ils sont les gardiens de la continuité nationale en ce qu’ils maintiennent les traditions. Rien n’est plus grand que ce rôle et rien n’est plus difficile : placés entre le souverain et le sujet, ils ont une double attitude et un double langage, et peuvent être suspects d’un côté ou de l’autre, quoi qu’ils disent, suspects au peuple lui parlant dans l’intérêt du roi, suspects au roi lui parlant dans l’intérêt du peuple. Car ils doivent prêcher sans cesse aux peuples les bienfaits de l’autorité et aux rois les bienfaits de la liberté ; et il faudrait qu’ils parlassent aux rois de liberté sans que le peuple l’entendît pour s’en prévaloir, et aux peuples d’autorité sans que le roi l’entendît pour s’en trop convaincre.

— Mais de quelle liberté parlez-vous dans un système où tout est despotisme ? — De la vraie, car c’est la langue moderne qui a tort d’appeler liberté, ou la suppression du pouvoir, ou un système de garanties contre le pouvoir. Le vrai despotisme, c’est la prétendue volonté nationale demandée à un peuple qui ne sait pas ce qu’il veut, tirée ainsi de lui abusivement, devenant loi, et revenant au peuple sous forme d’un commandement qu’il ne comprend pas qu’il s’est donné, en telle sorte qu’il finit par être gouverné par un lui-même qu’il ne reconnaît pas, fantasmagorie décevante, où le peuple est esclave, mais de plus dupe. — D’autre part, une manière de liberté, si l’on veut, mais factice et inféconde, c’est un système de barrières élevées entre le pouvoir et le citoyen. « Vous me commanderez jusqu’ici, non jusque-là. Ceci est mon domaine où jamais