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aussi éloigné de lui que possible et beaucoup plus, par exemple, que ceux qui le mènent au combat. Joseph de Maistre est né dans cette caste et dans les idées de cette caste. Son tempérament s’y accommodait au plus juste ; il en a pris le pli tout de suite. Son enfance a été labeur énorme et obéissance absolue. Ce sont les deux traits essentiels de l’enfant de caste, bien ne pour en faire partie. Acquérir de très bonne heure le savoir traditionnel qui est la force de cette caste, s’inculquer les rites, les formules et les interprétations ; d’autre part, se donner l’aptitude essentielle de l’homme qui doit commander au nom d’un corps et au nom d’un texte, c’est-à-dire savoir obéir. C’est l’éducation d’un magistrat héréditaire; ce pourrait être celle d’un lévite.

Il fut avidement, brutalement, servi par une complexion vigoureuse et par une mémoire qui a été une des plus belles du siècle, en un temps où on avait encore de la mémoire ; et il ne lisait, chose qui le peint bien déjà, que ce qui était permis. A vingt ans, étudiant à Turin, il n’ouvrait un livre qu’après avoir demandé à sa mère et obtenu l’autorisation de le lire. Il sera toujours ainsi; vieux, il aura une autre mère à qui il demandera toujours ce qu’il doit lire et ce qu’il doit croire. — Puis, il fut magistrat lui-même, mais, au contraire de Montesquieu, magistrat aimant son métier. Il s’y plaisait, il s’y appliquait, il s’y renfermait. Il n’était point mondain, point amateur de sciences, point petit écrivain satirique. Il vivait chez lui, n’écrivait point de Lettres persanes, ne disséquait pas de grenouilles ; trouvait la jurisprudence une science très belle et très conforme à sa nature d’esprit, à ce point qu’il aura toujours en lui un pli de subtilité juridique et de chicane captieuse. Procès, rapports, beaux jugemens en langue grave et claire, quelques discours d’apparat, immenses lectures, il eût volontiers passé toute sa vie dans ces occupations sévères et nobles. Un heurt survint, comme il en survient presque toujours un dans la vie des grands écrivains, sans lequel ils n’eussent probablement pas écrit. En général, ce sont les petits penseurs qui ont la vocation de penser pour les autres; les grands se contenteraient aisément de penser pour eux. Ils sont assez forts pour s’accommoder d’une obscurité laborieuse, d’une profession régulière, utile, honorable, et laissant quelques loisirs pour philosopher seul à seul. Un tout jeune homme, qui de ferme propos se destine à être écrivain, peut être doué de grandes qualités littéraires qui se déclareront plus tard, mais, en attendant, ne donne pas une marque éclatante de jugement. D’ordinaire, c’est une circonstance, un hasard impérieux qui a forcé les grands écrivains à le devenir, quand ils étaient loin d’y songer. Pour de Maistre, ce fut la révolution française. Invasion de son pays, confiscation, persécution, exil, le voilà a émigré, » sans patrie,