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X. — LE TRESOR DE SECOURS.

Le neveu de Charlemagne, « doux empereur à la barbe fleurie, » Roland, celui dont l’Arioste a conté les aventures, défit et tua Cimosque, roi de Frise, qui possédait a une arme fatale dont les anciens ni les modernes, hors lui, n’avaient même connaissance : c’est un fer creux dans lequel on met une poudre qui chasse une balle avec impétuosité. » Roland, vainqueur, s’éloigna sur un navire, et quand il fut arrivé là où l’on n’aperçoit ni rocher ni rivage, il jeta l’arme à la mer, en s’écriant : « maudite et abominable machine qui fut forgée dans le fond des enfers, de la propre main de Belzébuth, pour être la ruine du monde, jeté rends à l’enfer d’où tu es sortie[1]. » Pauvre Arioste, que dirait-il, lui qu’un fusil à mèche indignait, et que dirait Montaigne, qui estimait que « l’arquebuse n’est faite que pour l’étonnement des oreilles ? » Toute chevalerie a disparu ; aujourd’hui c’est la science et l’industrie qui donnent la victoire; les hauts faits d’autrefois, les belles luttes corps à corps, où brillait du moins le courage personnel, ne se reproduiront jamais en terre civilisée, l’arme blanche a fait son temps; on peut supprimer les baïonnettes, elles ne serviront plus. La cruauté des moyens de destruction actuels rendra la guerre impossible, on le dit, on le répète : n’en croyez rien; je connais ce paradoxe, il avait déjà cours quand j’étais au collège. Un général d’artillerie, nommé Paixhans, inventa je ne sais quel canon qui lançait des bombes ; il s’enorgueillissait, disant : « Quel bienfait pour l’humanité ; cette arme est tellement meurtrière que désormais les nations n’oseront plus combattre les unes contre les autres! » Ceci se passait vers 1835. Énumérez les guerres qui, depuis cette époque, ont ensanglanté le monde et, si vous l’osez, comptez les victimes qu’elles ont faites.

Il faut en prendre son parti, l’homme, sous l’influence de ses passions, redevient ce qu’il a été jadis, un animal féroce ; il est agressif et la lutte est dans ses instincts. Malgré les philosophies qui tâchent de l’adoucir, malgré les religions qui lui disent : Tu ne tueras pas ! malgré les souffrances endurées, les humiliations subies, malgré les deuils supportés avec désespoir, la manie de la guerre n’est pas près de disparaître. Ce ne sera pas, en tout cas, la doctrine de Darwin qui la diminuera : la théorie du combat pour l’existence et de la sélection mènent tout droit aux batailles et au despotisme. Ils sont nombreux, à l’heure présente, ceux qui rêvent de marches,

  1. Roland furieux, chant II, str. 27-91.