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conscience du pauvre... Je me sentais méprisé, et tout mon être s’insurgeait contre ce mépris, dont, malgré moi, je subissais le martyre. Oui, monsieur, j’ai souffert dans ma dignité, dans mon orgueil, si vous voulez, des tourmens inexprimables; j’y aurais succombé peut-être, si je n’avais eu à un degré supérieur le sentiment de ma valeur morale ; j’insiste sur ce mot... Seul, je la connaissais; pour le reste du monde, elle disparaissait sous les haillons de la misère, parmi tous les hasards de ma lamentable destinée... Moi, je pesais mes motifs et mes actes, je les examinais, les jugeais et je m’absolvais... J’avais contracté au séminaire l’habitude de l’examen consciencieux ; pour des esprits soumis aux prescriptions d’une morale fixe, d’une loi révélée, ce peut être une école d’humilité, d’abaissement. Affranchi comme je l’étais, seul juge de mes intentions et des circonstances, j’y puisais une force, un contentement, une assurance, une liberté inconnus à la plupart des hommes... Cependant, l’existence me devenait chaque jour plus difficile, impossible... J’étais harcelé, repoussé, je mourais de faim. .. Je me décidai à retourner au pays natal, et, non sans quelque répugnance, j’allai frapper à la porte du séminaire... Je dois avouer que j’y fus accueilli avec bonté; et comme j’avais, de tout temps, manifesté un goût vif pour la musique, le supérieur me recommanda à l’un de ses amis, organiste dans une petite ville voisine, et qui, par bonheur pour moi, était malade et demandait un auxiliaire... J’aspirais à une vie régulière, posée; je m’appliquai à ma tâche qui, d’ailleurs, me plaisait, et j’eus le bonheur de réussir... L’année suivante, l’organiste étant mort, je pris sa place, et personne, je puis le dire hautement, n’eut un reproche à me faire... Les appointemens étaient médiocres, mais peu à peu j’eus quelques leçons en ville... C’est ainsi que j’ai connu Rose...

Il s’arrêta et demeura un moment pensif:

— Ses parens, reprit-il, appartiennent à la bourgeoisie riche, l’étroite, guindée et bégueule bourgeoisie de petite ville... Elle avait à peine quinze ans, monsieur, et je l’aimai!.. Cet amour n’a pas besoin d’excuse, je suppose... Bientôt aussi elle me donna son cœur... Élevée sévèrement, seule, entre un père aveugle et une mère bigote, elle était affamée de gaîté, de tendresse.

Pendant des jours et des mois, notre attachement alla grandissant; notre vie était délicieuse. Je lui donnais chaque semaine deux leçons de piano, que je prolongeais comme vous pouvez le croire. On ne nous laissait jamais seuls. Le plus souvent, c’était l’aveugle qui demeurait près de nous, tandis que la mère vaquait à ses occupations, et vous ne sauriez croire, monsieur, avec quelle finesse de perception, quelle défiance maligne, cet infirme nous surveillait; la moindre interruption, le plus léger ralentissement, lui étaient