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celle plus redoutable encore de mon esprit, opposèrent des obstacles invincibles. Je ne pouvais me plier à la discipline, mon intelligence résistait à la foi... Je discutais, j’argumentais, je poussais la logique à outrance ; j’avais des idées neuves, originales, hardies. J’ai dû, plus d’une fois, j’en conviens, épouvanter mes honorables maîtres... Et leur patience, à la fin, se lassa. Après bien des tentatives pour me ramener à l’humble obéissance de la foi, après des luttes, des tiraillemens sans nombre, je dus quitter le séminaire.

— C’était le meilleur parti à prendre.

— Probablement... Mais, monsieur, me trouver seul, à vingt ans, sur le grand chemin de la vie, sans ressources, sans famille, c’était une terrible aventure...

Le plus dur, c’est que je tombai immédiatement sous le coup de la loi militaire. Je fus incorporé dans l’infanterie. Peu importe le régiment et le nom de la ville où je fis garnison... J’y ai laissé de médiocres souvenirs, j’en ai emporté de pires... Il ne me fallut pas longtemps pour reconnaître que je n’avais rien gagné à changer le séminaire contre la caserne... Je n’avais guère plus de liberté qu’avec les curés et j’étais traité avec moins de douceur... Il ne s’agissait plus de controverses théologiques, mais d’obéissance passive ; on l’imposait avec brutalité, et mon indépendance, ma dignité, y souffrirent le martyre; constamment j’étais puni, emprisonné, bousculé, et finalement on m’expédia en Afrique, dans une compagnie disciplinaire... Je peux dire que j’ai connu l’adversité... Mon passage au régiment me valut, du moins, l’affranchissement moral; je me débarrassai une fois pour toutes des vieilles doctrines, des dogmes caducs dont on m’avait barbouillé l’esprit... Je fis des lectures qui m’éclaircirent les idées, m’ouvrirent des perspectives nouvelles... Je fis aussi l’apprentissage des passions et m’y lançai, l’esprit libre et dégagé du bagage écrasant des préjugés de la morale étroite, rédigée en formules.

— Vous êtes devenu libre-penseur... Etes-vous plus heureux?

— Je le serais sans nul doute, si l’élargissement de mes idées n’avait eu pour conséquence l’élargissement naturel de mes désirs. Il se fit en moi comme une dilatation soudaine de mes facultés, y compris celle de jouir... J’avais, vous le pensez bien, du temps perdu à compenser. Et je sortis du régiment avec une fureur de plaisir, une rage d’être heureux, et sans aucun moyen, bien entendu, de me procurer ni jouissance ni bonheur, pas même le nécessaire... Je n’entrerai pas dans le détail de mes misérables efforts, toujours trahis, des expédiens, plus ou moins humilians, auxquels je dus recourir, de divers accidens que j’eus à subir dans une société où la hautaine vertu, bien rentée, se fait juge de la