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près, les sentimens ont dans l’art le degré d’importance, et conséquemment d’intérêt, qu’ils ont dans la vie même ou dans l’histoire de l’humanité. Tel est le pouvoir du lieu-commun. On ne nous émeut point pour des rois d’Arménie qui ont passé sans laisser de traces, et dont les aventures n’ont d’autre raison d’être mises à la scène que de leur être autrefois arrivées. Ou plutôt encore, sans le savoir, sans le sentir, solidaires que nous sommes d tous ceux qui nous ont précédés comme de ceux qui nous suivront, une œuvre d’art n’est qu’un tour de force ou d’adresse, à moins qu’elle ne soit une opération financière, quand elle n’exprime pas quelque chose de cette solidarité.

C’est ce que les contemporains ont admiré, c’est ce que nous applaudirions encore dans Zaïre. Le cas est humain, il est fréquent, il est ordinaire et presque quotidien, de nous trouver pris, comme Zaïre elle-même, entre nos passions et notre conscience. Elle aime Orosmane, et elle sait, elle apprend, nous apprenons, et nous sentons comme elle qu’elle ne peut être à lui


.... sans renier son père,
Son honneur qui lui parie et son Dieu qui l’éclaire.


La fille de Lusignan pourrait-elle oublier qu’Orosmane, après l’avoir vaincu, a été pendant vingt ans le geôlier de son père? Osera-t-elle sacrifier, comme la Desdémone de Shakspeare, aux plaisirs de l’amour, la gloire et le renom de toute une race de héros? Et chrétienne enfin, consentira-t-elle, dans les honneurs obscurs et humilians du harem, à vieillir sous la loi musulmane ? Ce sont les questions qu’elle agite, et que nous agitons nous aussi, passionnément, avec elle, parce que nous savons bien, comme elle, que, dans la vie de l’humanité, famille, honneur, religion, ce ne sont pas des mots seulement, mais des choses, et pour des âmes un peu hautes ou un peu délicates, les principales, sinon les seules raisons qu’elles ont de vivre. En 1 732, ce conflit de l’amour et de la religion, personne encore n’avait osé le porter à la scène, pas même l’auteur de Polyeucte et de Théodore; et, pour le rendre intéressant, émouvant, tragique même ou au moins dramatique, personne, en tout cas, n’avait aussi heureusement choisi le temps, le moment historique, les circonstances et les personnages, que Voltaire dans sa Zaïre.

Car il n’y a pas jusqu’aux traits dont le futur auteur du Dictionnaire philosophique a su peindre ici la religion, qui ne fassent à son goût et à son imagination beaucoup d’honneur. Pourquoi Michelet dit-il que « le drame, avec ses sermons, avec son verbiage qui ne trompait personne, pour l’effet, est antichrétien? » et croit-il, peut-être, avec Condorcet, que le public en veuille à ces a fanatiques » de Lusignan ou de Nérestan de « venir troubler la si touchante union d’Orosmane et de Zaïre? » Il n’a