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les avances, les caresses, et dont il avait fait représenter à Paris, non sans peine, l’opéra. de Santa-Chiara, l’en avait récompensé en écrivant, en 1859, une brochure anonyme, intitulée : Despoten als Revolutionäre, laquelle se vendit à 25,000 exemplaires et fut traduite en anglais sous le titre de Pamphlet du duc de Cobourg.

Croira-ton qu’après de tels avertissemens, il fît encore quelque fond sur la bienveillance, sur l’amitié du duc, et que le rencontrant à Baden, quelques mois plus tard, il lui ait confessé qu’il n’avait dû qu’au hasard toutes ses victoires d’Italie, que son armée était dans un état pitoyable, que ses généraux n’entendaient rien à la guerre et que les Autrichiens s’étaient beaucoup mieux battus que les Français ? On conçoit qu’un prince, sans être très savant en musique, puisse composer des opéras pourvu qu’il ait à sa solde des musiciens qui se chargent d’orchestrer les airs qu’il leur joue sur le piano ou qu’il leur siffle. Mais conçoit-on qu’un souverain puisse sortir vainqueur d’une série d’engagemens avec l’une des meilleures armées de l’Europe, lorsque, ayant des généraux incapables, il a par-dessus le marché des soldats qui ne savent pas se battre ?

Ne soyons pas injustes pour les Mémoires du duc Ernest, pardonnons-lui sa prolixité ; le héros dont il raconte l’histoire n’est pas le premier venu. Qu’on se représente un petit prince de grande taille, très intelligent, très actif, très industrieux, très entreprenant, condamné à gouverner de très petits états et qui, se croyant ne pour les grandes choses, est tourmenté jour et nuit par une fièvre d’ambition qui lui brûle le sang. Ajoutez que plusieurs membres de sa famille ont fait leur chemin, sont arrivés à de grandes situations. Un de ses cousins règne en Portugal ; son oncle est roi des Belges, son frère cadet est, sinon roi, du moins mari de la reine d’Angleterre. Il se sent aussi bien doué que ses heureux parens ; prendra-t-il facilement son parti de rester duc de Saxe-Cobourg-Gotha ? Il proteste contre l’arrêt de la destinée, il en appelle. Quelques heures lui suffisent pour mettre en ordre sa maison, pour régler ses affaires de ménage ; le reste du temps, il est toujours hors de chez lui. Il court, il se remue, il s’agite, il se tracasse. On le voit tour à tour à Berlin, à Vienne, à Londres, à Paris, à Francfort. Dès qu’une question se pose, il la traite ; dès que de grands événemens semblent se préparer, il s’en mêle. Plus d’une fois, il s’imagine être dans le fil de l’eau et n’avoir plus qu’à se laisser aller. Hélas ! L’occasion désirée lui échappe, il mourra duc de Saxe-Cobourg-Gotha.

Il eut toujours le cœur allemand, et personne n’a jamais mis en doute la sincérité de son patriotisme ; mais jamais non plus il n’a oublié ses intérêts. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait voulu fonder une grande Allemagne, une et forte, sous l’hégémonie d’une Prusse libérale.