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Constantinople. Après Tel-el-Kébir, ils eussent volontiers donné l’Égypte à l’Angleterre, car, sous Ismaïl-Pacha, ils avaient passé par de rudes épreuves. L’occupation actuelle a trompé leurs espérances, et ce n’est pas du Grand-Turc qu’il leur viendra des secours. Son excellence Moukhdar-Pacha, le représentant de la Sublime-Porte au Caire, l’un des hommes les plus éclairés et les plus sympathiques que je connaisse, leur donne bien des espérances, mais c’est tout ce qu’il peut leur donner. Les Égyptiens, qui sont moins fanatiques qu’eux, ne les voient pas d’un bon œil; les très purs affectent de les braver et leur font sentir la perle de leur prestige d’autrefois. Que la Turquie redevienne un jour prépondérante, et l’on verra ces vieux serviteurs se venger avec éclat des injustices dont ils se disent victimes et des humiliations dont ils se croient abreuvés. Ils écarteront de cette terre si hospitalière d’Égypte tous les Européens, sans distinction de nationalité. En attendant ce jour tant souhaité, ils se plaignent, ils boudent, ils murmurent, mais avec prudence, par crainte de se voir enlever la pension ou le petit lopin de terre qui leur a été donné pour vivre.

Le fellah et l’indigène des villes craignent peu les Anglais, parce qu’ils les croient faibles, et ils les supposent faibles par l’étrange raison que ce sont les Anglais qui ont exigé du khédive l’abolition de la bastonnade. Les Anglais, qui trouvaient les coups de courbache déshonorans pour ceux qui les donnaient comme pour ceux qui les recevaient, ne se sont pas gênés pour flageller cruellement, avec leur fouet à neuf lanières et à bouts plombés, les fellahs du village de Giseh. Cela n’empêche pas non plus qu’un indigène ne se mette à plat ventre devant ces philanthropes peu logiques, lorsqu’il en espère un emploi, une faveur, une piastre, ou l’inévitable bakchich. L’instruction que reçoit aujourd’hui la génération nouvelle dans un grand nombre d’écoles dirigées par des Européens relèvera peut-être un jour le niveau de ces natures par trop abaissées, et alors l’autonomie que les amis de l’Égypte lui souhaitent pourra bien se faire. Il y a là une magnifique tâche à remplir pour un souverain qui prétend aimer son peuple et veut en être aimé.

Rien de plus difficile à rencontrer en Égypte qu’un Égyptien de quelque valeur. C’est l’oiseau vraiment rare, et ce n’est pas sans surprise que j’ai entendu des hommes comme Nubar-Pacha déclarer qu’il fallait débarrasser le pays des seules personnes intelligentes qui s’y trouvent. Ces personnes sont presque toutes européennes, et, par malheur, fonctionnaires, ce qui est aux yeux de Nubar et de bien d’autres un crime abominable, car c’est de


Ces pelés, ces galeux,
Que leur vient tout le mal.