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d’eux plus qu’ils n’en peuvent faire, ils se jettent en furieux sur leurs conducteurs, les transpercent de leurs cornes puissantes, et il faut les abattre pour en avoir raison. Ainsi de ces révoltés.

La frugalité du fellah n’a d’égale que celle de ses compagnons de peine, l’âne, le buffle et le chameau. À ceux-ci, une poignée d’herbe fraîche, le bersim égyptien, le ciel bleu pour abri, la terre pour dormir. L’homme se contente, pour apaiser sa faim, d’une galette de doura, mal cuite, travail de sa femme ; comme régal, d’oignons, de pastèques, de concombres et de dattes flétries. Pour étancher sa soif, il a l’eau du Nil, qui, par une grâce divine, est la meilleure eau du monde. Ainsi lesté, le fellah peut travailler du matin jusqu’au soir, et même la nuit, lorsque la crue du Nil s’annonce menaçante. C’est en ces momens de terrible et générale angoisse que cet homme d’apparence si faible, si résigné, accomplit des prodiges d’activité, de courage et d’abnégation. Mille fois l’Egypte lui a dû de ne pas être changée à jamais en un mai ais nauséabond.

En 1874, l’inondation annuelle se présenta avec des apparences dévastatrices ; la nappe d’eau, tranchante comme une faucille, abattait tout ce qu’elle atteignait : cannes sucre, cotonniers, maïs, allaient déjà flottant au gré d’un courant sans frein, lorsque 700,000 fellahs, mus par un sentiment héroïque, lui opposèrent résolument leurs bras et leurs poitrines. Pendant trente jours, les pieds dans l’eau, un soleil de feu sur la tête, ces hommes s’efforcèrent de consolider les berges des canaux et d’en relever les talus croulans. Lorsque le Nil reprit enfin un cours plus calme, les travailleurs, calmes comme lui, silencieux, sans ostentation, regagnèrent leurs villages, n’ayant pour toute récompense que la satisfaction d’avoir sauvé le pays de la destruction. On les paie si peu, que jamais un terrassier européen n’aura l’idée de se mêler à leurs rudes travaux. L’administration des domaines, qui est française, est la seule qui les rétribue un peu largement. Et quelle largesse ! Leur salaire varie pour les hommes faits, les adultes et les enfans, de 0 fr. 25 à 0 fr. 75 par jour. Et si, rentré sous son humble toit, le fellah y trouvait, pendant quelques jours, une liberté relative, il s’estimerait heureux de vivre. Hélas ! il y est sous la dépendance absolue du maire de son village, du cheik, qui représente l’autorité et qui en use et en abuse. C’est le cheik qui l’impose, qui l’employait d’office, tout récemment encore, au curage des canaux, quand la corvée n’était pas abolie ; c’est lui qui, aujourd’hui, le désigne pour le service militaire, la garde du Nil, et qui le prend pour cultiver sans salaire ses propres terres. La conséquence de tant de misères est facile à concevoir. La mortalité chez les enfans indigènes est effrayante : 55.55 pour 100 ; chez les enfans européens,