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le dernier, hier, et j’ai fait ma première visite à l’hôpital, où j’ai été mettre pied à terre avant d’entrer dans le logement qui m’était préparé. J’aurai perdu une cinquantaine d’hommes gelés, peut-être ; j’en ai près de deux cents endoloris des pieds. J’espère n’avoir que très peu de cas d’amputation. Ces pauvres soldats me remerciaient du regard et me demandaient : « Et vous? où en sont vos pieds? » Ils savaient que j’avais marché, à pied, derrière, toute la journée et à peu près toute la nuit, vingt-deux heures, dans la neige, relevant plusieurs d’entre eux. Nous sommes très bons amis et j’aime bien ces amis-là! »

Quelques jours plus tard, il écrivait encore : « La part du mal a été minime, quand on la compare aux chances probables. De mémoire de vieillard, on n’avait pas eu, depuis trente ans et plus, de neige pendant plus de cinq à six heures. La température était celle du printemps; on avait cueilli des violettes dans la journée. La nuit était chaude, lorsque, vers une heure du matin, il tomba de la neige sans froid ni vent. Le lendemain, du soleil, température chaude ; mais, vers le milieu de la journée suivante, ce fut la foudre ; des tourbillons à ne pas se voir, à renverser hommes et chevaux. Nous partîmes au jour, et la tempête a duré quatre jours et demi derrière nous, couvrant le bivouac de cinq pieds de neige. Plus d’une fois, j’ai dû abandonner des cadavres, jetant sur eux une poignée déneige en signe d’adieu pour nous et leurs familles, et levant les yeux au ciel pour le prier qu’il nous fût permis promptement de leur donner une autre sépulture. Je reste responsable devant les hommes du naufrage de ma colonne; mais le témoignage de mes soldats, de mes officiers, des étrangers, de tout le monde qui m’écrit, est trop d’accord avec celui de ma conscience pour me laisser dans le cœur un autre sentiment que la douleur d’avoir perdu de braves gens et d’en voir souffrir d’autres que tous mes efforts n’ont pu sauver. »

Ces lignes étaient écrites de l’ancien bivouac, du bivouac funèbre, où la colonne mutilée, mais renforcée par un bataillon de zouaves arrivé d’Alger, avait repris position, le 3 mars. Les Kabyles, qui l’avaient crue anéantie, furent plus frappés de son retour que de sa première apparition sur leurs crêtes. Le 24, le général Bosquet la ramena dans ses cantonnemens à Sétif.

Les derniers échecs de Bou-Baghla, ou plus probablement ses prétentions à la prépotence, venaient de causer en Kabylie une défection d’importance et tout à fait inattendue. Le fameux chef des Zouaoua, Si-Djoudi, s’était mis secrètement en rapport avec le lieutenant Beauprêtre, commandant du poste de Dra-el-Mizane, et tout à coup, vers la fin de mars, on le vit arriver à Alger, suivi de quatre-vingt-douze délégués des tribus, qui, jusque dans cette résolution