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Une sorcière m’a-t-elle jeté un charme ? Sans cesse, nuit et jour, je pleure comme un enfant. Mes compagnes viennent pour me consoler, mais nul ne peut me secourir. — Hélas ! pour les batailles sanglantes il est parti, lui, tout mon désir ! Il est parti, me laissant seule avec mes larmes ! Devant l’image de la divine mère, tous les cierges brûlent ; le mien seul se consume et s’éteint tout de suite, pareil à mon pauvre cœur.

« Dehors, c’est l’automne ; les feuilles tombent, la tempête hurle. À ma fenêtre frappe un corbeau, messager de bonheur, car son croassement semble me dire : Tu n’as plus longtemps à pleurer. — Ma mère m’a-t-elle enfantée pour une pareille souffrance ? Ne m’a-t-elle enfantée que pour les larmes ? »

Comment donner avec des mots idée de la musique qui traduit celle poésie ? C’est une espèce de mazurka sinistre, à l’allure rapide, avec quelque chose d’emporté et de farouche, comme le chant bizarre d’une fille de Bohême. L’accompagnement est toujours intéressant ; on croit y surprendre des timbres d’orchestre. Il suffit de quelques mesures, d’un accent rythmique ou d’une modulation inattendue pour varier les ombres qui passent sur cette lugubre chanson.

Le Collier est un récit dramatique : « Quand je partis avec les Cosaques, Anna me dit : Que Dieu, qui voit mes larmes brûlantes et mon chagrin, te ramène. Je ne te demande qu’une chose : pour le cou blanc de ton Anna rapporte un collier de perles rouges. — Dieu nous donna un brave hetman. Ah ! ce fut une rude chasse ! Le pays fut plein de cris, l’incendie et les ruines marquèrent le passage des Cosaques… Mais je n’oubliais pas le collier de perles rouges. — Toi, brune fille tartare, c’est Dieu qui t’envoie à moi. Laisse-moi prendre tes perles ; je n’en vis jamais de pareilles. — Je ne descendrai plus de cheval, j’en fais devant Dieu le serment, avant de voir au cou de ma belle le collier de perles rouges. — À travers la steppe immense court mon brave petit cheval…Au village, les gens revenaient du cimetière ; la foule me crie : c’est Anna ! Elle n’a plus besoin du collier de perles rouges,.. Aussitôt le frisson glacé de la mort me traverse ; je mets pied à terre devant l’image sainte. Là seulement je veux t’attacher maintenant, ô collier de perles rouges ! »

on peut analyser ce lied comme un petit drame musical. Le jeune homme s’en va, emportait la mélancolique prière de sa fiancée, et sur toute la première page plane un pressentiment, une vague menace de malheur. J’ignore ce que vaut en russe la poésie du lied ; mais en allemand elle est émouvante. Un collier de perles rouges ! Ces mots, qui reviennent toujours à la fin d’une même phrase musicale, jettent çà et là comme un reflet sanglant. Voici le fracas de la bataille, et soudain, au milieu de la mêlée, encore ce collier de pourpre !