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rationnel, si je puis ainsi dire, l’homme abstrait, ou plutôt encore l’homme soustrait aux conditions de temps et de lieu, c’est-à-dire indépendant de l’histoire et de la réalité. De là leur inintelligence, que l’on leur a si souvent et si justement reprochée, de la religion d’abord, de la poésie, de l’histoire et de la politique. Ce sont, en effet, d’autres facultés, ce sont d’autres pouvoirs ou d’autres formes de l’intelligence qui ont engendré, dans l’histoire de l’humanité, les grandes religions et la grande poésie, facultés si différentes de la faculté de concevoir et de raisonner, que celle-ci les dessèche à mesure qu’elle occupe et qu’elle envahit l’entendement. Aussi longtemps que le jansénisme a dominé sur les esprits, le sens de la réalité, l’idée de la duplicité ou de la complexité de l’homme, la connaissance ou le sentiment de la limitation de l’esprit ont empêché nos philosophes de faire à la raison cette place prééminente, unique, souveraine. Mais maintenant, émancipée de ses anciennes contraintes, livrée à elle-même, fière de ses progrès, la raison ne voit plus rien qui doive demeurer en dehors de ses prises, aucun domaine sur lequel elle n’ait la prétention d’étendre son empire.

C’est le développement de la science prédit et préparé par Descartes qui entretient et qui développe à son tour cette illusion. Car on a bien pu renoncer aux « tourbillons » de Descartes, et les traiter, comme Voltaire, avec presque autant de dédain que la « vision en Dieu » de Malebranche, ou « l’harmonie préétablie » de Leibniz. Il n’en est pas moins vrai que l’on doit deux choses à Descartes, et qu’elles subsistent. La première est l’idée de l’universel mécanisme, c’est-à-dire de la solidarité de toutes les parties, et conséquemment de l’unité de la science. La seconde est l’application de l’instrument mathématique à toutes les questions scientifiques, ce qui est une suite et une preuve à la fois de leur solidarité et de l’objectivité de leur existence. Quoi que l’on dise d’ailleurs du discrédit de la science de Descartes, il ne demeure pas moins qu’elle inspire encore l’une des grandes œuvres scientifiques du siècle, je veux dire l’Histoire naturelle de Buffon. Mais quand on le contesterait, ce qui serait encore certain, c’est que le mouvement est parti de lui. D’Alembert se moque, en vérité, quand, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, c’est à Bacon qu’il fait honneur d’avoir inauguré le mouvement scientifique moderne. Mathématicien distingué, sinon de premier ordre, il est impossible qu’il ne sentît pas que, dans la mesure où la physique nouvelle est fille du calcul, c’est au cartésianisme qu’elle doit ses découvertes et ses progrès. Seulement, pour diverses raisons, qu’il serait trop long de débrouiller, d’Alembert veut nous donner le change, et j’avoue qu’il y a réussi, puisque je suis obligé de parler si longtemps pour redresser l’erreur