Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/438

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde. Mais Voltaire, lui, pense, à l’égard de la « canaille, » qu’elle restera toujours « canaille, » et il n’y trouve pas de difficulté, ni d’inconvénient, ni même d’injustice, car, sans cela, demande-t-il, comment s’accomplirait le gros ouvrage de la société ? Cependant, et malgré tout, depuis le Mondain jusqu’à l’Essai sur les mœurs, voyez comme les instincts de Voltaire et les traditions qu’il a héritées du siècle précédent luttent, pour ainsi dire, dans ses œuvres, avec les convictions raisonnées qu’il s’est faites. Nul plus que lui n’admire Corneille ou Racine ; mais, dans ce progrès universel des arts et des sciences, il ne peut s’empêcher de croire que ses tragédies, à lui, sa Zaïre et sa Mérope, valent mieux que les leurs, ont quelque chose au moins d’autre et de plus que le Cid, que Cinna, qu’Iphigénie, qu’Athalie. De même il sait bien que les lettres, comme les arts, ont eu leurs époques dans l’histoire de l’humanité, que le génie ne dépend ni des temps ni des lieux, que jamais poètes n’ont surpassé Sophocle ou Euripide, ni jamais peintres ceux de Florence ou de Rome; mais il se rend bien compte aussi du bénéfice héréditaire que chaque génération retire du travail de celles qui l’ont précédée, et que de siècle en siècle, d’une manière générale, l’esprit humain a grandi, s’est accru, s’est assoupli, a passé comme un homme de la faiblesse de l’enfance à la vigueur de la maturité. De même, enfin, il admet bien que tout le monde « est fait comme notre famille, » — C’est un mot d’Arlequin qu’il cite volontiers, — mais cependant il n’écrit son Essai sur les mœurs que pour essayer de débarrasser l’humanité des fléaux qui la déshonorent et qui retardent seuls son progrès : la guerre et la religion. Par la place que l’idée du progrès occupe dans l’œuvre de Voltaire, on peut juger de celle qu’elle tient dans l’œuvre de ses contemporains, et notamment des encyclopédistes. Diderot ne croit rien d’impossible à l’homme ; Turgot enchérit sur Diderot ; et Condorcet, enfin, dans le livre que nous rappelions, celui qu’il écrivit dans sa retraite, l’Essai sur les progrès de l’esprit humain, continue d’affirmer, sous le couteau de la guillotine, que si tout est mal actuellement, tout sera bien un jour.

Avec la croyance au progrès et à la perfectibilité infinie de l’espèce, s’il est une autre opinion dont conviennent tous les « philosophes » du XVIIIe siècle, c’est la toute-puissance de la raison. A ce sujet, ne pourrait-on pas dire que l’erreur capitale du XVIIIe siècle est d’avoir voulu soumettre à la raison tout ce qui lui échappe, tout ce qui, par nature et par définition, ne saurait être de sa compétence? L’homme tel que Voltaire lui-même, Diderot, Montesquieu, Buffon, Rousseau, d’Alembert, Condorcet, Condillac, le conçoivent, c’est l’homme selon Descartes, l’homme