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ce temps pour s’inspirer de la doctrine adverse. Laissons encore une fois là Molière et La Fontaine ; ils ne sont pas jansénistes, mais ils ne sont pas non plus cartésiens; ils sont Gaulois, « libertins » de l’ancienne marque, héritiers au XVIIe siècle de l’esprit de Montaigne et de Rabelais. Négligeons même Boileau, quoiqu’on fait de religion, dès le temps des Satires, on pût aisément montrer qu’il inclinait vers le jansénisme, et que les jésuites, encore aujourd’hui, s’en souviennent. Mais le génie de Racine, une partie au moins du génie de Racine, et quelques-unes des différences qui distinguent si profondément sa tragédie, — et la conception du monde et de la vie qu’elle enveloppe, ou dont elle procède, — de celle de Corneille, ne peuvent s’expliquer que par ses origines et son éducation jansénistes. Ce que le grand Corneille a le plus ignoré, c’est ce que Racine a le mieux connu, ce « cœur humain, » mélange de grandeur et de bassesse, variable et changeant, éternellement agité d’inquiétude, mystérieux et profond, énigme irritante, insoluble et désespérante pour lui-même. Ce que le grand Corneille a le moins représenté, c’est ce que Racine a mis le plus volontiers sur la scène : la passion, avec ses entraînemens, son impuissance à se gouverner, son incapacité de trouver en soi sa satisfaction et sa règle. Ce que le grand Corneille a su le moins exprimer, c’est ce qui est précisément le triomphe de Racine : cette sensibilité dont les nuances imperceptibles font la diversité des caractères et la complexité de la vie. Et qui ne sait enfin que si de l’ensemble de son œuvre on essaie de dégager une conception de la vie, il n’y en a guère qui ressemble davantage à celle que l’on retrouve dans les Pensées de Pascal ?

La même conception de la vie se retrouve dans les moralistes qui ont immédiatement précédé ou suivi Pascal, dans les Maximes de La Rochefoucauld et dans les Caractères de La Bruyère. A la vérité, lorsque l’on moralise, ce n’est point pour montrer la nature humaine par ses beaux côtés, et, en un certain sens, il n’y a point de « moraliste, » au sens de La Bruyère et de La Rochefoucauld, dont on ne pût dire qu’il penche vers le jansénisme. Mais dans le cas de l’auteur des Caractères ou de celui des Maximes, il semble qu’il y ait quelque chose d’autre et de plus que dans le cas de Vauvenargues, par exemple, ou de Chamfort. On sait d’ailleurs comment fut fait le livre des Maximes, et l’on connaît les liaisons de La Rochefoucauld avec Mme de Sablé. Le genre des Maximes est né dans le salon d’une précieuse illustre, mais cette précieuse était de Port-Royal, et le livre de La Rochefoucauld porte encore la marque de cette double origine. J’oserai même dire que la seconde a en quelque sorte recouvert la première, et la preuve, c’est que si l’on ne saurait