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après avoir promené, six ou huit ans durant de Hollande en Allemagne et d’Allemagne en Italie, sa curiosité presque universelle, son besoin de remuement, et cette imagination inquiète, ardente et chimérique dont il semble que ses biographes, s’ils n’ont pas ignoré la puissance, ont méconnu du moins la singularité. Indépendant d’humeur, et même un peu farouche, libre de sa personne, maître de ses loisirs, il avait beaucoup vu et beaucoup médité. Il avait aussi beaucoup lu et beaucoup retenu. Dirai-je à ce propos que c’est ce qui parfois me gâte un peu son personnage, la tranquille assurance avec laquelle, quand il se souvient, il prétend qu’il invente? On ne peut guère douter au moins qu’il connût le livre de Garasse, puisqu’il y a textuellement emprunté la première phrase de son Discours de la méthode: « qu’il n’y a partage au monde si bien fait que celui des esprits, d’autant que tous les hommes pensent en avoir assez... » Ce qui est encore plus certain, c’est qu’en rentrant à Paris, il y trouvait son ami Mersenne tout occupé d’un livre, dont le titre : la Vérité des sciences démontrée contre les Pyrrhoniens, semble en quelque façon, dix ou douze ans d’avance, prévenir ou prédire le Discours de la méthode. Mais, puisqu’il avait pris soin, racontent ses biographes, de consigner dans une espèce de Journal de ses voyages, aujourd’hui perdu, que, le 10 novembre 1619, étant à Prague, « l’esprit de vérité était descendu sur lui » pour lui révéler les principes de sa méthode future, nous voudrons bien l’en croire. Nous dirons donc seulement que, de 1625 à 1629, il ne passa pas impunément quatre années à Paris, et que, si ce n’est point alors qu’il « trouva, » c’est alors du moins qu’il « arrêta » quelques-unes de ses principales idées, ou, si l’on aime mieux, c’est alors qu’il en adapta l’expression aux circonstances, Le Discours de la méthode ne devait paraître pour la première fois qu’en 1637, mais on peut tenir pour assuré qu’il était fait, sinon écrit, dès 1628, et que ceux qui pressèrent Descartes de l’écrire, — au premier rang desquels il faut mettre le père Mersenne et le cardinal de Bérulle, — en escomptaient déjà l’heureux effet sur ou contre les « libertins. » Ils se trompaient cruellement, et on le verra tout à l’heure.

Nous n’avons pas l’intention d’analyser ici le Discours de la méthode : il est dans toutes les mémoires ; non plus que d’y joindre les Méditations métaphysiques ou les Principes de philosophie, pour en approfondir le sens : ce serait tomber dans l’erreur commune des interprètes de Descartes, et généralement des historiens de la philosophie. Je veux dire par là que, s’il est intéressant de savoir ce que Descartes a pensé, il l’est bien plus encore de savoir ce que ses contemporains ont cru qu’il avait pensé. Car les doctrines et les systèmes n’agissent que dans la mesure où ils sont