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des plus curieux de cette méthode de gaspillage, c’est le chemin de fer de Mazamet à Bédarieux, dont l’infrastructure est faite par l’état. Il a été commencé avant la guerre ; il n’a jamais été abandonné depuis lors; il n’est pas encore complètement livré à la circulation au moment où j’écris ces lignes. On y aura travaillé, sans discontinuité, pendant près de vingt années. Sans prendre toujours un temps aussi phénoménal, la plupart des lignes entreprises par l’état français ou sous sa direction exigent dix ou douze années pour leur construction. Dans les pays qui ont conservé les habitudes des entreprises privées, en Amérique ou en Angleterre, un tronçon de voie ferrée est toujours livré au trafic deux ou trois ans au plus tard après avoir été commencé. Les assemblées provinciales qui se chargent de travaux publics encourent, elles aussi, les reproches que je viens d’adresser à l’état. J’écris ces lignes dans un des départemens les plus riches de France; j’ouvre le compte-rendu des délibérations du conseil-général : j’y vois qu’on travaille simultanément à la construction de vingt ou trente chemins d’intérêt commun ou de grande communication, et que chacun de ces chemins exige huit ou dix ans au moins pour être terminé. La méthode suivie pour les entreprises d’état aboutit encore, par cette raison, à la conséquence déjà signalée de réduire le résultat utile relativement à la somme employée.

Une autre circonstance essentielle, qui caractérise les entreprises d’état, c’est la tendance à la gratuité de tous les services dont l’état se charge. Tout ce que perçoit l’état paraît un impôt et une contrainte, parce que, en effet, les sommes qu’il perçoit d’ordinaire rentrent par la contrainte et constituent des impôts. L’opinion publique finit ainsi par être complètement faussée sur la relation des recettes et des dépenses des services de l’état. Il en résulte que des travaux publics qui, naturellement et légitimement, au grand avantage de la société, devraient être rémunérateurs, cessent bientôt de donner une rémunération dans la main de l’état. Cette tendance est d’autant plus accentuée que l’état repose davantage sur le principe électif et qu’il est plus incapable de résister aux pressions parlementaires ou aux pressions locales. Un des exemples de cet abandon des recettes les plus équitables, c’est la renonciation en France depuis sept ou huit ans aux droits de navigation sur les canaux, qui produisaient aisément de 4 à 5 millions de francs. C’est un cadeau immérité dont l’état gratifie les localités que ces canaux desservent, au grand détriment des autres contrées qui, n’ayant ni cours d’eau ni canaux, non-seulement ne profitent pas de la même faveur, mais doivent même contribuer au paiement des frais d’entretien de ces entreprises dont elles sont privées. L’état bouleverse ainsi les conditions naturelles de la concurrence.