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trains, comme cela arrive parfois, ne transporter pas un seul voyageur.

Le même vice se retrouve pour beaucoup de chemins vicinaux. Certaines contrées montagneuses sont mal desservies, uniquement parce que le corps des agens-voyers, qui s’est mis à copier celui des ponts et chaussées, ne veut avoir que des chemins en quelque sorte parfaits, ayant une largeur minima de 5 à 6 mètres, comportant des ponts ou des ponceaux sur chaque petit filet d’eau. Dans les pays, au contraire, comme les États-Unis d’Amérique, où l’initiative privée règne en maîtresse, de simples particuliers, des syndicats de propriétaires, des embryons de communes, s’entendront pour exécuter un chemin provisoire de 3 mètres de large, sans aucun ponceau ni pont sur les ruisseaux et les torrens. On passera à gué ; si un orage survient, la circulation sera suspendue pendant un jour, peut-être pendant huit jours au plus ; mais, tout le reste de l’année, voyageurs et marchandises passeront assez facilement. Ainsi, dans les pays où les pouvoirs publics ont tout accaparé, on fera avec un même capital beaucoup moins de kilomètres, soit de chemins de fer, soit de routes, on obtiendra des résultats beaucoup moins utiles que dans un pays qui a su entretenir les habitudes d’initiative libre et d’association. Ce qui existe pour les chemins de terre en Amérique s’y retrouve aussi pour les chemins de fer. On sait que, dans la grande fédération, sauf les lignes maîtresses, la plupart des voies ferrées ont été construites à la hâte, à très peu de frais, en dehors de toute préoccupation de satisfaire les yeux ou l’esprit. Il est difficile à l’état et à ses agens de se guérir du travers qui consiste à s’assujettir à une règle uniforme et à se laisser toujours dominer par le sentiment esthétique, le plus mortel ennemi des travaux publics rationnels.

Un autre défaut encore de l’accaparement ou de la direction des travaux publics par l’état, c’est l’éparpillement de ces derniers. L’état moderne surtout, c’est-à-dire l’état purement électif, étant sous le joug des exigences électorales, commence tout à la fois, c’est-à-dire qu’il n’achève rien qu’avec un temps infini. En France, dans ces dernières années, on travaillait simultanément à soixante ou quatre-vingts ports, de Nice à Port-Bou, de Saint-Jean-de-Luz à Douarnenez, et de ce point à Dunkerque. On poursuivait avec une lenteur désespérante une centaine de lignes de chemins de fer. Les crédits disséminés sur ce nombre prodigieux de chantiers exigent une proportion énorme de frais généraux relativement à la main-d’œuvre employée et au résultat utile. Les capitaux restent engagés dix ou quinze ans dans un travail avant que celui-ci ne soit achevé, c’est-à-dire avant de produire un effet utile. Les ouvrages souvent se dégradent, et il faut les reprendre à nouveau. Un exemple