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grandes fortunes. Une agglomération de Lilliputiens ne sera jamais qu’une nation lilliputienne. Prenez un pays où la fortune soit presque uniformément répandue, où l’on ne rencontre presque pas de richesses concentrées, vous y aurez moins d’ouverture et de hardiesse d’esprit, moins d’initiative et de persévérance, moins de force et de souplesse d’organisation ; il possédera moins ces conditions matérielles et morales qui facilitent ce que l’on appelle le progrès. Néanmoins, même dans les contrées où l’égalité est plus près d’être atteinte, l’organisme nouveau des sociétés anonymes, de la formation de gros capitaux au moyen de la juxtaposition d’atomes infinis d’épargne, peut, dans une certaine mesure, quoique incomplètement, compenser l’action des grandes fortunes. Ajoutez-y l’apport des capitaux du dehors, et vous comprendrez que toutes les nations soient beaucoup plus à même aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle de réduire l’intervention utile de l’état dans les travaux publics.

Les États-Unis ne démentent pas l’exemple de l’Angleterre. On a fait valoir, il y a un demi-siècle, Michel Chevalier entre autres, que l’abstention des pouvoirs publics, en matière de travaux d’utilité générale, n’a pas été aussi absolue qu’on le dit parfois. La défense de s’occuper de travaux publics ne s’applique, dit Michel Chevalier, dans ses belles lettres sur l’Amérique du Nord, qu’au pouvoir fédéral, non aux états particuliers. C’est déjà un grand point que la fédération n’intervienne jamais que pour les eaux et les ports. Quant aux états particuliers, dans le premier tiers de ce siècle, quelques-uns d’entre eux se sont occupés de la construction de canaux. Le canal Érié leur est dû; mais, depuis cinquante ans, cette intervention des états a presque été abandonnée ; l’initiative privée s’est montrée tellement empressée et débordante qu’on a renoncé, soit à l’aider, soit à la contenir, soit à la diriger; sauf des concessions de terres publiques aux compagnies de chemins de fer dans certains cas, on ne trouverait plus aux États-Unis de traces d’immixtion présente de la fédération ou des états dans ce prodigieux mouvement de travaux qui a plus complètement et plus rapidement encore transformé le vieux continent que le nouveau.

Les colonies anglaises d’Australie, il est vrai, en ce qui concerne la réserve de l’état, ne suivent l’exemple ni de la mère-patrie, ni de leur puissante sœur aînée, la fédération américaine du Nord. A divers symptômes saisissans, on peut se demander si les jeunes sociétés australiennes parviendront à maintenir intact le dépôt des traditions et des libertés britanniques.

Les avantages du système anglo-américain pour la conception, l’exécution et l’exploitation des travaux publics, méritent d’être signalés à notre continent qui suit une pratique si opposée. En laissant l’initiative privée au premier rang, on obtient les résultats suivans.