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comme œuvre de l’état que le canal calédonien. La classe des marchands a pris sa revanche dans les entreprises de ports et de docks, dont elle s’est presque uniquement chargée, avec le concours parfois des corporations municipales, mais sans mendier pendant des années, comme on le voit sans cesse chez nous, 20, 30, 40 ou 100 millions de la faveur du gouvernement central épuisé. Cette méthode anglaise a fini par être appréciée des corps compétens français. Il y a cinq ou six ans, la chambre de commerce de Bordeaux faisait répandre une intéressante étude d’un ingénieur en chef, M. Pastoureau-Labesse, qui recommandait la construction et l’entretien des ports, sans subsides du pouvoir central, au moyen de droits locaux. Quand on en vint à la construction des chemins de fer dans la Grande-Bretagne, la haute aristocratie, qui avait fait preuve de tant de zèle pour la construction des canaux, fit à l’entreprise nouvelle une opposition acharnée. Mais tout le public se ligua contre elle ; et, avec une rapidité sans exemple en Europe, la Grande-Bretagne, sans aucun concours pécuniaire de l’état, se couvrit de 30,000 kilomètres de chemins de fer. On crut un instant que l’Irlande ne pourrait attirer les capitaux, et que, si le gouvernement ne venait à son secours, l’île sœur, dans son dénûment, resterait privée de toute communication perfectionnée. L’état pensa donc à s’en mêler ; il eut la sagesse de ne pas s’arrêter à cette idée. Aujourd’hui, l’Irlande doit à l’initiative privée environ 4,500 kilomètres de chemins de fer, ce qui, pour sa population de 4,850,000 habitans, représente une proportion un peu plus forte que celle de l’ensemble des chemins de fer français au total de notre population.

On a cherché des raisons particulières à cette exécution de la plupart des travaux publics dans la Grande-Bretagne par les seules forces de l’initiative privée. On a parlé du caractère aristocratique de la société anglaise, des énormes richesses de la noblesse, des énormes richesses du commerce. Nous ne méconnaissons certes pas que ce soient là de précieux avantages. C’est une erreur de croire que l’existence de grandes fortunes bien assises soit un mal pour un pays. On y trouve, au contraire, un inappréciable élément d’activité, d’initiative, et, dans une certaine mesure, de liberté. Un peuple qui veut être progressif ne peut guère se passer de fortunes concentrées. L’exemple de l’Angleterre et celui des États-Unis d’Amérique sont singulièrement probans. Elle est bien arriérée, la conception qu’un château fait tort aux chaumières qui l’entourent, qu’il vit aux dépens de celles-ci et les ruine ; elle se rapporte à un état social et à une phase de la production tout différens des nôtres. Même les hommes sagaces d’Allemagne, le statisticien Soetbeer, par exemple, vantent l’action stimulante et protectrice à la fois des