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distinctions nationales : c’est la solidarité universelle des capitaux et leur extrême mobilité d’un pays à l’autre. Ainsi, des pays pauvres, peu doués de l’esprit d’entreprise, comme naguère l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, la Russie, ont pu, malgré l’inertie et le peu d’aisance de leurs nationaux, jouir d’abord du bienfait des chemins de fer sans une intervention de l’état. Si, plus tard, l’état est intervenu en Russie, en Autriche-Hongrie, en Italie, c’est par choix, non par nécessité. L’Espagne, où l’état s’est toujours maintenu dans une certaine réserve, se contentant d’allouer des subventions d’importance médiocre, arrive, malgré sa faible population et le relief tourmenté de son territoire, à posséder presque autant de chemins de fer relativement que l’Italie. Cet exemple de l’Espagne est topique : ce sont d’abord des compagnies françaises, puis, concurremment avec celles-ci, des compagnies anglaises, enfin des compagnies tout à fait espagnoles, qui, instruites par les deux premières, se chargent de ces grandes œuvres. Dans l’état de solidarité financière et de rapide circulation des capitaux du monde entier, les influences intrinsèques de chaque pays perdent beaucoup de leur importance. Que la Turquie et que la Chine permettent seulement qu’on construise sur leurs territoires des lignes ferrées, qu’elles y aident, non par des subventions en argent, mais par quelques concessions connexes de mines inexploitées et de forêts abandonnées, elles verront bientôt accourir d’Angleterre, de France, de Hollande, de Belgique, d’Allemagne, des États-Unis d’Amérique même, des entrepreneurs, des ingénieurs et des capitaux à foison. J’ai cité déjà le cas de la route à péage de Beyrouth à Damas construite par des capitaux français et les rémunérant convenablement.

Ainsi, pour décider de l’entreprise et de l’exploitation des travaux publics par l’état ou les particuliers, il ne faut pas consulter seulement les circonstances spéciales du pays, puisque les capitaux et les entrepreneurs sont toujours prêts à venir du dehors, pour peu qu’on leur ouvre la porte, produisant cette action singulièrement stimulante qui résulte dans un pays neuf, endormi ou pauvre, de tout afflux de capital étranger. Il y a là un phénomène analogue à celui de la transfusion du sang, mais sans aucun des dangers et des risques que cette dernière opération comporte.

La question doit être décidée par des considérations plus générales. L’histoire, qui est l’expérience des nations, a d’abord ici un grand poids. Les peuples qui ont été les premiers, les plus largement pourvus de travaux publics et où ces grandes œuvres offrent l’organisation à la fois la plus complète, la plus souple, la plus perfectible, sont ceux qui ont montré le plus de confiance dans la simple initiative privée et qui ont su le mieux se garder de la réglementation à outrance.