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sur notre globe, au moment présent, le prix du transport kilométrique des marchandises. Un cinquième peut-être de la planète attend encore la substitution de la bête de somme au porteur humain; trois autres cinquièmes de la planète n’ont pas encore effectué le remplacement de la bête de somme par le chariot ; et, en dépit des 550,000 kilomètres de chemins de fer dont s’enorgueillit la civilisation occidentale, il n’y a pas, à l’heure actuelle, un vingtième des localités du monde habité qui soit à la distance de moins d’une journée d’une voie ferrée.

Nous disions que les chemins et les routes ont été une des applications les plus tardives de la notion de capitalisation. Soustraire à la production immédiate des bras et des moyens de consommation pour créer cet instrument d’une utilité aujourd’hui si évidente, la route, c’est une idée qui ne pouvait venir facilement à l’esprit des peuples primitifs. Comme dans bien d’autres cas, c’est la guerre ici qui a préparé l’avènement de l’art de la paix. C’est dans un intérêt stratégique qu’ont été faites les premières routes. Ces voies romaines, dont on retrouve et dont on admire les vestiges, avaient pour objet principal le passage facile des légions ; leurs très grandes pentes, qui étonnent nos ingénieurs, indiquent un très faible usage du chariot. Aujourd’hui encore, la première œuvre d’une nation conquérante dans un pays barbare, c’est, pour un intérêt militaire, la construction de routes. Nous l’avons fait, chez nous-mêmes, à la suite de guerres civiles, dans notre Vendée ; nous le faisons dans notre Afrique, dans notre Indo-Chine. Les routes des Alpes, sous Napoléon Ier, même les superbes voies carrossables de Louis XIV, noyaux de nos routes nationales actuelles, avaient tout aussi bien un intérêt de police qu’un intérêt de production. Le chemin de fer de l’Asie centrale, construit par le général Annenkof, est le plus bel exemple contemporain de ces œuvres stratégiques tournant au profit de la civilisation universelle. L’état, cet organisme qui est avant tout et qui restera toujours par-dessus tout un organisme militaire et diplomatique, a donc créé l’embryon d’un réseau de routes simplement dans un intérêt de sécurité. La fonction économique ne lui apparaissait pas ; elle ne se dégageait pas de la fonction stratégique. Une fois ce premier effort fait, l’état, que les nécessités militaires ne contraignaient plus, eut une tendance à se reposer. Il se reposa longtemps. Mais la charrette avait été trouvée; le bienfait des routes se faisait sentir aux riverains, et, de proche en proche, aux habitans de l’intérieur. L’esprit se familiarisa avec l’idée que les routes sont un instrument tout comme les outils ou les machines. D’autres progrès survinrent dans la locomotion : le plus récent et le plus soudainement efficace, l’application de la vapeur, jeta l’enthousiasme dans les esprits. En même temps, sur ces voies de communication