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en effet assez naturel, il est fréquent et même ordinaire que l’on n’en revienne pas : on s’y égare, on s’y perd, on s’y fond, on s’y dissout soi-même. Mais il n’y a pas moins là, et j’y insiste, une conformité remarquable des théories de nos Symbolistes avec une tendance de l’opinion et du goût ; et imprégnés qu’ils sont de ce vague à l’âme que le triomphe de la musique est de provoquer, d’entretenir et de rendre durable en nous, parmi les raisons de leur influence, il n’y en a pas de plus naturelle ni de plus agissante.

Barbare que je suis, je ne connais ni ne goûte assez la musique pour oser pousser la comparaison. Mais ce que je puis pourtant faire, c’est d’indiquer au moins combien de choses, dont on ne voit pas d’abord les liaisons, semblent également procéder aujourd’hui de cette avidité de la sensation musicale. Par exemple, en général, ceux qui aiment, et qui croient comprendre la poésie de M. Paul Verlaine et de M. Stéphane Mallarmé, sont ceux aussi qui aiment la peinture de M. Puvis de Chavannes et celle de M. Gustave Moreau ; celle des Primitifs ou des Préraphaélites, d’Angelico ou de Mantegna ; et la musique de Wagner, depuis le Parsifal jusqu’à la Walkure. En littérature, ce sont ceux encore qui préfèrent, comme ils diraient, aux Odyssées trop précises, les mystiques Saint-Graals et les vagues Ramayanas. En effet, par-dessous des différences que ce n’est pas aujourd’hui le temps de caractériser, tout cela se ressemble, si je puis ainsi dire, par un certain air d’indétermination, et conséquemment de mystère. Sur un thème initial donné, très général et très vague, ce sont autant de variations qui ne gênent pas, qui ne limitent point, qui favorisent, au contraire, en en multipliant la puissance, la liberté du rêve et l’épicuréisme de l’imagination. Auditeurs, spectateurs ou lecteurs, n’est-ce pas dire qu’elles nous mettent dans un « état d’âme » analogue à celui où nous met la musique, indéfinissable et profond, suggéré, non pas imposé, — pour parler le langage d’une certaine science, — et dont l’indécision même où nous sommes de sa vraie nature, si c’est vraiment un « état de l’âme » ou un ébranlement des nerfs, un sentiment ou une sensation, fait une partie de son charme voluptueux et troublant ? D’autres que nous le diront mieux, trouveront pour le dire d’autres mots et d’autres métaphores, approfondiront la nature de l’émotion musicale, en mesureront le pouvoir expressif, donneront la formule enfin de ces « transpositions d’art, » comme Gautier, je crois, les a heureusement appelées. Il nous suffit d’avoir montré que Symbolistes ou Dècadens, ils ne sont pas seuls de leur école, qu’ils nous ont tous plus ou moins pour complices, et qu’autant qu’initiateurs, ils sont dupes ou victimes, à moins qu’ils ne soient les profiteurs, — qu’on me pardonne ce barbarisme, — d’un mouvement auquel ils n’ont pas donné le branle.