Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pillage, et le plus souvent ces deux guerres se confondent. Il leur a pris plus d’une fois des fureurs d’exterminer l’infidèle et de se gorger de ses biens. Ils sont entrés dans l’Inde au XIIIe siècle, avec les princes de Ghor, et au XVe une dynastie afghane est montée sur le trône de Delhi, d’où le Grand-Mogol a eu quelque peine à la faire descendre.

D’habitude, quand ses idées de traverse le laissaient tranquille, l’Afghan, selon l’expression de M. Darmesteter, vit dans l’émiettement de la tribu. La seule forme de liberté qu’il comprenne, c’est l’anarchie. Les tribus se divisent en clans, les dans en familles, et on se bat avec délices tribus contre tribus, dans contre clans, familles contre familles. On se bat pour s’entre-piller, on se bat aussi pour le simple plaisir de se battre. Il y a dans le Yaghistan un district nommé Bouner, et dans ce district deux montagnes, le Dva-Sara et l’Ukam, qui sont habitées par deux dans différens. Lorsque les gens d’Ilam sentent le besoin de se donner un peu d’exercice, ils vont trouver les gens de Dva-Sara et leur demandent insidieusement laquelle des deux montagnes est la plus haute. — C’est Dva-Sara, répondent-ils. — C’est Ilam, répliquent les autres. L’instant d’après, on se traite de fils de prostituées, de fils de père qui brûle dans l’enfer, et on se canarde.

Quand il retournait mélancoliquement de l’Oxus, qu’il n’avait pu franchir, à Samarcande, qu’il connaissait trop, M. Bonvalot assista un jour à la grande bataille d’une armée de corbeaux, alliés à des pies contre des aigles qui leur disputaient une proie. Les aigles furent mis en déroute; des éperviers, étant intervenus dans cette querelle, furent chassés à leur tour, après quoi, restés maîtres du champ de bataille, les corbeaux et les pies fondirent les uns sur les autres, et les pies ayant vidé la place, les corbeaux attaquèrent les corbeaux. C’est la fidèle image de ce qui se passe dans l’Afghanistan, sous les yeux de l’émir, à qui il importe peu qu’on se balte, pourvu qu’on ne conspire pas contre lui. Les zizanies, les discordes des Afghans sont cause que, tenus en échec à l’est par les Anglais, ils n’ont pas tenté, dans ces cinquante dernières années, de s’agrandir au nord, de porter leur frontière au-delà de l’Amou. S’ils avaient conquis Bokhara, ils auraient eu plus tôt affaire aux Russes. « La question d’Asie centrale, dit M. Bonvalot, eût été tranchée d’un seul coup ou au moins simplifiée singulièrement par la suppression d’un facteur considérable, la puissance afghane et son prestige. Mais l’histoire, ajoute-t-il, aime à traîner en longueur les affaires, et l’on a alors le spectacle de petits peuples, ayant l’âme chevillée au corps et placés par la géographie à côté de colosses qu’ils tiennent en éveil, à qui ils mordent le talon, comme la fourmi fit au vilain tenant en joue un pigeon, qu’il ne put tirer, parce que la fourmi lui fit tourner à temps la tête. L’Afghanistan en