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toute nouvelle, en concluaient que les trois voyageurs n’étaient ni Russes ni Anglais. « Dans les instans où ils n’étaient pas assombris par le hachich ils prenaient part à nos ébats et riaient avec nous de bon cœur. Nous les avions tous apprivoisés, sauf le hazaré Dadali, le plus bel échantillon de brute humaine que j’aie jamais vu; cependant nous le faisions danser, et tout le monde tombait d’accord qu’il ressemblait à un ours.» Les Afghans avouaient n’avoir jamais tant ri. Mais l’émir, qui ne rit pas souvent et qui se soucie peu qu’on fasse rire ses sujets, avait résolu de renvoyer au plus vite ces Firanghis. C’était le temps où des commissaires russes et anglais s’occupaient péniblement de tracer à l’amiable la frontière septentrionale de l’Afghanistan. Abdoul-Rhaman avait déclaré que personne ne se promènerait dans ses états tant que la commission n’aurait pas terminé ses travaux. M. Bonvalot se souvint que quelqu’un avait dit : « Si une commission avait été chargée de créer le monde, tout serait encore dans le cahos. » Il se résigna; on le reconduisit poliment jusqu’à l’Oxus, en lui donnant à entendre que si jamais il le repassait, on le couperait en morceaux.

Après tout, nous devons le féliciter de sa déconvenue. Il a eu l’honneur de pénétrer dans l’Inde par le Pamir, d’ouvrir des chemins nouveaux où peu de voyageurs passeront après lui. Il a eu la gloire aussi de prouver jusqu’où peut aller l’héroïsme de la gaîté française, tout ce qu’elle est capable d’endurer sans en mourir. Grâce à trois Français, pour la première fois depuis que le monde est monde, on a ri sur le Pamir. Quand leur vaillant compagnon le Turcoman Rachmed tombait en mélancolie à la pensée qu’il avait quitté Samarcande depuis cent quarante-trois jours, et que, peut-être, il ne la reverrait jamais, M. Bonvalot le consolait en lui racontant des histoires « qu’il lui appliquait comme un baume, » ou en le régalant d’une chanson, ou en lui traduisant les Fables de La Fontaine, qui l’amusaient fort. On eût bien étonné La Fontaine si on lui avait annoncé qu’un jour, sur le Pamir, dont il n’avait jamais ouï parler, ses fables serviraient à remonter le courage d’un Turcoman, malade du désir de revoir le mont Kohac et Samarcande.

Heureusement, pour bien connaître la race afghane, il n’est pas nécessaire de traverser l’Amou. Les émigrans pouchtoun s’établissent volontiers de l’autre côté du fleuve, en Turkménie, où M. Bonvalot en a rencontré beaucoup. Plus tard, après avoir quitté le Pamir, il s’est arrêté pendant plusieurs semaines dans le Yagbistan, pays des Afghans qui n’obéissent pas à l’émir de Caboul. D’autres Pouchtoun encore sont plus commodes à étudier; ce sont ceux du Pendjab, qui habitent entre la rive droite de l’Indus et les monts Soliman et qui, après avoir été vassaux du Grand Mogol, puis englobés dans l’empire des Douranis, puis asservis par les Sikhs, sont devenus, en 1849, les sujets