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même avoir doublé ses étapes vers l’ouest, et sa marche, un instant ralentie, ne paraît pas près de s’arrêter. Que l’on mesure le chemin parcouru depuis l’époque, — il y a de cela deux siècles, — où la place Royale, aujourd’hui place des Vosges, était le centre élégant, où le Louvre se trouvait à l’une des extrémités de la ville dont il occupe aujourd’hui le centre mathématique, centre qui tend de plus en plus à se déplacer vers l’ouest.

Aux États-Unis, ce fait, constaté par l’expérience, fait loi pour les spéculateurs en terrains. Dans toutes les villes nouvelles qui se sont fondées depuis le commencement de ce siècle, le même phénomène s’est produit; aussi les capitalistes avisés ont-ils toujours acheté de préférence les terrains situés dans la partie occidentale, et s’en sont-ils bien trouvés. L’étonnante rapidité avec laquelle ces villes se peuplent et s’étendent y rend d’ailleurs les spéculations en terrains plus fructueuses et plus promptement productives qu’en Europe, où la progression mathématique est plus lente, et où les grands centres bénéficient davantage de l’afflux des populations rurales que de l’excédent des naissances sur les décès.

Jacob Astor ne se trompait pas dans ses calculs, fondés sur l’avenir de sa ville natale et sur la direction qu’elle devait prendre. New-York, avec ses quatre cents temples ou églises, ses résidences princières, ses hôtels, palais de marbre et de granit, ses interminables avenues, son port sûr et spacieux, ses 1,800,000 habitans, est bien la capitale commerciale du Nouveau-Monde, la rivale de Londres, qu’elle jalouse, et à laquelle, avant un siècle, elle enlèvera la suprématie de l’Atlantique. Londres est la tête monstrueuse d’une île relativement peu étendue; sa population égale celle de l’Ecosse; elle vit de la mer et par la mer, du commerce maritime, de l’Inde, de l’Australie. Elle attire et entasse dans ses docks gigantesques les produits du monde ; elle aspire et respire par son fleuve, prélevant sur l’univers entier d’énormes commissions de transport et d’entrepôt, de courtages de vente et d’achat, mais elle n’a pas les fortes et solides assises de New-York ; elle n’a pas derrière elle, comme sa rivale, les immenses fermes de l’ouest, greniers inépuisables où s’entasse chaque année assez de grains pour nourrir l’Europe entière. Elle n’a pas les immenses troupeaux de l’Ohio et du Texas, les bois du Maine et de l’Orégon, l’or de la Californie, l’argent du Nevada, le sucre de la Louisiane, le coton de la Géorgie. Elle n’a pas enfin les 50 millions d’habitans qui peuplent les États-Unis, et dont le nombre va toujours croissant.

John-Jacob Astor avait pressenti ce prodigieux développement et identifié sa fortune avec celle de New-York. Toutes deux marchaient du même pas. Sobre, économe, ennemi de tout luxe et de tout apparat,