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qu’à convaincre. Le bon sens et la froide raison de l’Américain du Nord résistent encore aux prédications des meneurs, aux entraînemens des adeptes, aux sollicitations des socialistes allemands ; mais ces derniers sont nombreux et, à faire fond sur la sagesse des masses, on s’expose à de terribles déceptions.

Les politiciens sans scrupules, — Et le nombre en est grand aux États-Unis, — ont là une arme d’autant plus redoutable que le principe de la souveraineté des états a succombé dans la guerre de sécession. Il ne s’agit plus pour eux de conquérir une à une ces forteresses législatives dans lesquelles résidait la souveraineté locale. À l’ancien fédéralisme a succédé une centralisation administrative sur laquelle il suffit de mettre la main pour s’emparer de tous les rouages du gouvernement. Pour cela, il faut le nombre, et leur nombre croît. En vingt années, leurs progrès ont dépassé leurs espérances. Ils possèdent un programme, des chefs, des cadres, une armée. Ils comptent sur le régime industriel pour leur recruter des soldats, sur la misère pour les enrôler, sur les grèves pour les aguerrir et les discipliner, et les usines se multiplient, la misère grandit et les grèves, plus fréquentes, deviennent plus sanglantes.

Macaulay l’avait prévu et prédit. Dès 1859, l’année même de sa mort, il écrivait à un de ses amis d’Amérique :

« Avant peu d’années, vous aurez vos grands centres manufacturiers, vos Manchester et vos Birmingham, et dans ces Manchester et ces Birmingham des centaines de mille ouvriers auxquels leur labeur ne donnera pas toujours le pain quotidien. On leur dira, à eux aussi, qu’il est souverainement injuste qu’un homme possède des millions et qu’un autre ait à peine de quoi manger… Croyez-vous que votre gouvernement sera de force à dominer une majorité mécontente et pauvre, car chez vous la majorité c’est le gouvernement, et elle tient à sa merci les classes riches, toujours et partout les moins nombreuses. Sur qui se porteront les suffrages populaires ? Sera-ce sur l’homme d’état qui prêche la patience, le respect de la propriété, le service de la dette publique, ou sur le démagogue déclamant contre la tyrannie du capital et demandant à une populace affamée s’il est juste que l’un aille en voiture et s’abreuve de Champagne pendant que le nécessaire manque aux autres ? Auquel des deux candidats l’ouvrier donnera-t-il son vote, et, une fois sur cette pente, où vous arrêterez-vous ? Laquelle des deux périra, la civilisation ou la liberté ?.. »

Macaulay voyait juste et loin. Il prévoyait aussi que l’ère des grandes fortunes atteignait son apogée ; que chaque jour plus difficiles à édifier, elles ne pouvaient que se maintenir pour un temps, et qu’à l’inégalité des conditions sociales, résultat d’une période de transformation,