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pour les armes. Powderly et ses lieutenans ne se faisaient pas d’illusions sur l’issue de cette tentative ; ils l’avaient déconseillée, ils refusèrent énergiquement de l’appuyer. Ils sentaient que de l’attitude qu’ils prendraient dépendait l’avenir de la ligue. S’ils étaient débordés, si, prenant fait et cause pour les grévistes imprudens, sortis de la légalité, la ligue leur prêtait son concours, elle pouvait remporter une victoire éphémère, mais c’en était fait de son prestige aux yeux des capitalistes, de son autorité sur les masses. La ligue n’était plus qu’une arme de combat, un instrument aux mains des socialistes ; ils en devenaient les maîtres.

Ce n’était pas là ce qu’avait rêvé Powderly; il ne se résignait pas à voir aboutir à un pareil résultat les aspirations généreuses, les hautes visées philanthropiques auxquelles l’association devait son existence. Tout malade qu’il fût alors, il résistait avec énergie, secondé par ses amis, mais se sentant sourdement miné dans le sein même du conseil par Martin Irons, le vice-président, conquis aux idées socialistes, impatient de le renverser et ambitieux de le remplacer. Abordant résolument l’obstacle, il n’hésita pas à provoquer une explication décisive, à demander la déchéance du vice-président et sa radiation des cadres. Il l’obtint, et ressaisissant la direction, rompant par une volte-face hardie avec le parti socialiste, il fit déclarer que la ligue refusait de prendre fait et cause dans une grève décidée sans son assentiment, mais offrait ses bons offices comme intermédiaire entre les grévistes et les compagnies de chemins de fer.

Effrayés des progrès de la grève, de l’audace des socialistes, des soulèvemens des grands centres ouvriers, de l’incendie des dépôts de Saint-Louis et de Chicago, de l’interruption prolongée du trafic sur les lignes, les directeurs des compagnies accueillirent la proposition de la ligue et ouvrirent les négociations. Le calme et le sang-froid de Powderly amenèrent une entente et, le 1er mai 1886, le comité exécutif portait à la connaissance de tous les intéressés les concessions obtenues, les déclarait équitables, invitait les grévistes à s’y rallier et à reprendre le travail.

Obéiraient-ils à cette injonction, accepteraient-ils une solution ratifiée en dehors d’eux, par une association qui leur avait refusé son concours et qui, négociant sans les consulter, prétendait au rôle d’arbitre souverain? S’ils résistaient, tout était remis en question, et la figue impuissante n’avait plus qu’à se dissoudre ; s’ils se résignaient, l’association devenait une force avec laquelle tous devaient compter ; par sa modération, elle se conciliait les capitalistes; par les concessions obtenues, elle s’imposait aux ouvriers. Il y eut quelques jours d’hésitation. Les socialistes se refusaient à désarmer. Par une inspiration heureuse, convaincu que l’heure était venue