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une association dans laquelle s’incarnerait cet intérêt général était inévitable.

Les Trades-Unions le sentaient; elles résistaient, soucieuses de leur autonomie. Leurs chefs n’entendaient pas abdiquer l’influence qu’ils exerçaient, la popularité dont ils jouissaient et dont la plupart se servaient comme d’un marchepied pour s’élever aux fonctions publiques. Les plus habiles espéraient, au contraire, tirer parti de l’association des Chevaliers du travail en l’entraînant à leur suite, en la compromettant dans les aventures où ils se jetaient imprudemment, poussés par le désir de conquérir une notoriété bruyante et tapageuse. Ils comptaient bien la mettre dans l’alternative, ou de marcher avec eux et de leur prêter l’appui de ses cohortes nombreuses, ou de se tenir à l’écart et de paraître indifférente au sort de ceux qu’elle prétendait représenter.

Ce n’était pas trop de toute la prudence des chefs de la ligue pour éviter les pièges semés sous leurs pas. Ils y réussirent en s‘attachant obstinément aux principes posés par eux dès le début, en écartant résolument les utopies socialistes qui menaçaient de les envahir, en se maintenant sur le terrain des intérêts matériels et en affirmant que, loin de pousser à la lutte contre le capital et les capitalistes, ils croyaient l’accord possible, l’entente désirable et nécessaire entre le capital et la main-d’œuvre. Ce n’est pas, affirmaient-ils, le capital qui emploie la main-d’œuvre, mais le travail qui met en œuvre le capital. La société ramenée à son point de départ montre l’homme nu, personnifiant le travail, sur la terre inculte représentant le capital. Le travail de l’homme a mis en valeur le sol, capital inerte, et créé la richesse, capital mobile. De la solidarité intime des deux facteurs découle la solidarité intime des intérêts. On ne peut ni les disjoindre ni se les figurer indépendans.

Élu grand-maître de l’association, dès la première année, en 1869, Powderly lutta sans relâche, de 1869 à 1877, pour disputer la direction aux nouvelles recrues dont la fougue croissait avec le nombre. Loin de chercher à accélérer le mouvement qui faisait affluer les masses dans les cadres souples et résistans de la nouvelle organisation, il s’appliquait à le ralentir, à rallier surtout les modérés, à éliminer les socialistes allemands, qui, estimant à sa juste valeur la puissance de la ligue, s’efforçaient d’en tirer parti dans la lutte qu’ils brûlaient d’engager.

Il s’en fallut de peu qu’ils ne réussissent. En 1877 d’abord, puis en 1886, ils donnèrent le signal des grèves ; elles éclatèrent simultanément parmi les ouvriers des chemins de fer. Entraînés par des prédications violentes, grisés par l’assurance que leur donnaient les meneurs de l’appui de la ligue, les ouvriers cessèrent le travail, et, le résultat tardant trop au gré de leur impatience, quittèrent l’outil