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mouvement commercial. Aux États-Unis, il en fut de même ; de même en France et dans l’Europe entière.

En ce court espace de cent années, on a vu surgir ces grandes fortunes modernes édifiées par l’audace et le puissant labeur de quelques hommes d’élite. Inconnus la veille, perdus dans la foule, ils s’en dégagent, s’affirment et s’élèvent par l’effort de la volonté, par l’énergique concentration de leurs facultés créatrices, par la justesse de l’idée. C’est dans la classe ouvrière qu’ils se recrutent de préférence ; ils ont été façonnés à la rude école du travail manuel et des privations ; ils apportent à leur œuvre la persistance, la ténacité de l’homme ménager de ses forces, économe de son temps ainsi que de ses deniers, ne se rebutant ni ne s’éparpillant. Ces fondateurs de dynasties financières, industrielles et commerciales, possèdent, et la tête qui conçoit, et les bras qui exécutent. En cela ils sont supérieurs à leurs devanciers, qui n’avaient que les bras ; à leurs successeurs, qui n’ont que la tête. Mieux équilibrés, ils étaient mieux outillés pour la tâche à entreprendre. De nos jours, l’équilibre se rompt. Tous les ans, de nos écoles spéciales, sort un flot nouveau de jeunes hommes dressés au même travail technique, possédant les mêmes connaissances : ingénieurs, architectes, industriels en quête d’emplois, état-major brillant, mais trop nombreux. On fabrique plus de têtes qu’il n’est besoin, car s’il dépend de l’homme de multiplier les capacités, les circonstances et le milieu en déterminent seuls l’emploi, et déjà les circonstances ne sont plus les mêmes, et le milieu s’est modifié.

Certes, aucun des grands inventeurs, des grands créateurs dont nous avons retracé l’histoire ne possédait la science, les connaissances multiples que possède aujourd’hui le plus médiocre de nos jeunes diplômés, mais ils concentraient sur un point unique leur force intellectuelle et physique. Pionniers d’un monde nouveau où tout était à organiser : les finances et le crédit, l’industrie et le commerce, les voies navigables et les voies ferrées, les bâtimens et les ports, les manufactures, les entrepôts, les mines, les colonies, ils créèrent la grande industrie ; ils substituèrent l’usine à l’atelier. L’atelier, avec sa fabrication restreinte, son petit nombre d’ouvriers, ses procédés routiniers, son outillage primitif, répondait suffisamment aux besoins d’une consommation limitée, prévue d’avance, sur laquelle le patron réglait, avec sa production, l’achat des matières premières et le nombre de bras qu’il employait. Quand le courant se dessina, quand la vapeur, supprimant les distances, rapprochant le producteur du consommateur, élargit, décupla le champ d’opérations et l’écoulement des produits, l’usine apparut avec son outillage perfectionné et savant, ses puissans moyens d’action. On fabriqua non plus en vue de la consommation