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au siècle dernier, l’école philosophique avait, aux applaudissemens de l’Europe, protesté contre l’atrocité de plusieurs lois pénales, ils ont pensé qu’il fallait monter à l’assaut des mêmes abus jusqu’à la fin du monde. À ce compte, la suppression du code pénal deviendrait le dernier mot du progrès et l’on finirait par décorer les commerçans qui suspendent leurs paiemens. On n’améliore pas les lois parce qu’on les énerve, et nous nous sommes précisément efforcé, dans toute cette étude, de prouver aux réformateurs que leur tâche est bien autrement complexe.

Nous voudrions surtout leur persuader qu’il faut longtemps réfléchir avant de bouleverser une bonne loi des faillites. Ils penseront, je n’en doute pas, aux pénibles efforts faits par la Suisse depuis plus de vingt ans pour arriver à la rédaction d’une loi générale, aux six projets rédigés par les commissions fédérales de 1869 à 1886, aux contre-projets, aux récriminations et aux conflits que ces essais de réforme ont provoqués. Ils se rappelleront que les États-Unis promulguèrent une première loi fédérale des faillites en 1800 pour l’abroger en 1803, une seconde en 1841 pour l’abroger en 1843, une troisième en 1867 pour l’abroger en 1878 et que la grande république américaine, découragée par ce triple échec, abandonne à chaque état le soin de régler à sa guise cette partie de sa législation. Ils n’oublieront pas que le parlement colonial du Canada, après avoir voté un code des faillites en 1875, le modifia d’abord en 1876, puis en 1877 et finit par l’abolir en 1881. L’exemple de l’Angleterre sera particulièrement instructif : ce peuple, dont l’esprit pratique et l’aptitude au commerce n’ont jamais été contestés, ne garde pas plus de quinze ans, en moyenne, une loi d’ensemble sur les faillites ; encore à peine une de ces lois est-elle publiée qu’il faut la remanier sur un point ou sur l’autre, à chaque session parlementaire : on y a fait, en moins d’un demi-siècle, plus de quarante statuts sur la bankruptcy, et l’act de 1883, qui remplace l’act de 1869, a déjà subi plusieurs retouches. Tel est donc l’étonnant hommage qu’on peut rendre au législateur de 1838 ; nous avons le droit, peut-être pour la première fois, d’opposer notre attachement à la coutume et notre respect des traditions à l’humeur mobile de nos voisins. Si, quand il suffit de corriger certaines imperfections révélées par une expérience de cinquante ans, nous nous mettons à traiter notre loi des faillites comme une simple loi constitutionnelle, il est à craindre que le nouvel édifice ne branle au premier souffle, et que l’Angleterre n’ait plus rien à nous envier.


ARTHUR DESJARDINS.