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du négociant insolvable, alors surtout que celui-ci, maintenu à la tête de ses affaires et non dessaisi, conserve toutes les apparences d’une pleine capacité? Ces tiers lui livreront en toute sécurité leurs marchandises et lui prêteront leurs fonds; puis, quand ils ne pourront plus les recouvrer, la justice annulera des opérations faites avec un incapable ! Voilà bien des gens dont on gâte les affaires.

La commission tenait particulièrement à cette partie défectueuse du projet et la maintint à l’unanimité, dans la séance du 18 octobre, avec une grande énergie. C’est pourquoi, bien que la chambre, grâce aux efforts persévérans de MM. de La Bâtie, Milliard et Goirand, ait condamné cette procédure clandestine, en ordonnant que le jugement de liquidation fût affiché dans le prétoire du tribunal et publié par extrait dans les journaux, on peut se demander si le débat ne recommencera point au sénat. Nous faisons des vœux pour qu’un vote de la haute assemblée ne rouvre pas la porte à ces banqueroutes en tapinois, que Fourier, en deux coups de pinceau, a si finement dépeintes et si fermement stigmatisées[1].

Le projet sanctionné par le vote de la chambre ne compromet pas moins gravement les mêmes intérêts en supprimant la formalité de l’inventaire. On sait que le code actuel ordonne au syndic de décrire et d’estimer, aussitôt après la levée des scellés, tous les biens mobiliers appartenant au débiteur ; en outre, comme les syndics ne sont que de simples particuliers, le juge de paix assiste à cet inventaire et le signe à chaque vacation ; enfin l’acte est fait en double minute, et l’une des minutes est déposée au greffe, où elle reste à la disposition des intéressés. Ces précautions minutieuses ont été prises, et devaient l’être, pour empêcher toute altération, tout détournement. Sous le régime de la liquidation judiciaire, on cesse de les prendre. Les réformateurs ont cru pouvoir substituer à l’inventaire un état de situation dressé par le débiteur lui-même et qu’il doit présenter à la première assemblée des créanciers. C’est une grande erreur. L’état de situation n’est, sous un autre nom, que le bilan lui-même, et ce bilan ne suffit pas aux intéressés, qui ne le rédigent ni ne le contrôlent. Il est déraisonnable de laisser au débiteur insolvable la faculté de déterminer à son gré la valeur et la consistance du gage commun. Ce débiteur est en même temps détenteur et, par suite, comptable; cependant il n’y a plus moyen de lui demander des comptes, puisqu’on ne peut constater désormais ni les ventes opérées ni les soustractions commises.

  1. Des trois unités externes, manuscrit posthume publié par la Phalange (janvier-février 1845).