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et qu’on leur rend malgré soi de la même manière, à mesure qu’elles arrivent à petits pas au milieu de nous, éblouissantes à côté de nos vêtemens tristes, à côté des nuances neutres de deux ou trois ambassadrices européennes qui sont là...


Déjà le soleil baisse, il est quatre heures ; la lumière plus dorée, l’espèce de brouillard d’or rose du soir commence à descendre dans les jardins... Un mouvement parcourt tout à coup les groupes, une petite rumeur passe, puis fait place au silence. Sur un signe, l’orchestre qui jouait s’arrête au milieu d’une phrase, puis tous les instrumens entonnent ensemble un chant religieux japonais, vague, lent et lugubre, comme pour une entrée d’êtres surnaturels. Et là-bas, là-bas, au bout de l’allée que je regarde toujours, voici quelque chose d’éclatant qui apparaît, un groupe d’une vingtaine de femmes en costumes inouïs. Éclairées, au fond de ce lointain, par un soleil déjà rougeâtre qui décline, elles arrivent sans hâte, dans le chemin resserré entre la colline de cèdres et l’étang de lotus ; elles se détachent en masse magnifiquement colorée et lumineuse sur le rideau de ces vieux arbres sombres, et l’étang reflète, en longues traînées adoucies, le violet et l’orange, le bleu et le jaune, le vert et le pourpre de leurs toilettes de fées.

Tant que je vivrai, je reverrai cela : dans le recul profond de ces jardins, cette lente apparition, si longtemps attendue ; tout le reste de la fantasmagorie japonaise s’effacera de ma mémoire, mais cette scène, jamais... Elles sont très loin, très loin; il leur faudra plusieurs minutes pour arriver jusqu’à nous ; vues de la colline où nous sommes, elle paraissent encore toute petites comme des poupées, — des poupées très larges par la base, tant sont rigides et bouffantes leurs étoffes précieuses, qui ne font du haut en bas qu’un seul pli. Elles semblent avoir des espèces d’ailes noires de chaque côté du visage, — Et ce sont leurs chevelures, gommées et éployées suivant l’ancienne étiquette de cour. Elles s’abritent sous des ombrelles de toutes couleurs, qui miroitent et chatoient comme leurs vêtemens. Celle qui marche en tête en porte une violette, ornée de bouquets blancs qui doivent être des chrysanthèmes : c’est elle évidemment, l’impératrice!..

Voici qu’elles s’approchent, qu’elles s’approchent toujours; elles sont arrivées au pied même du tertre, et elles vont commencer à gravir ; mon regard plongeant ne voit plus que les dessus de leurs ombrelles qui cachent leurs figures, et que les bouts de leurs très petites mules, uniformément rouges, qui pointent les unes après les autres en avant de leurs robes. J’entends déjà les frôlemens de leurs épaisses soies, tandis que, derrière les bambous, l’orchestre continue, en decrescendo mourant, l’hymne pour leur entrée.