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en tout petit nombre, dans un grand espace très gardé et mystérieux, pouvant se trier, s’isoler, on cause doucement en langues diverses, tandis que les deux musiques de la cour jouent à tour de rôle, dissimulées derrière des verdures. Elles jouent des choses qui, dans ces jardins, détonnent au moins autant que nos habits français, mais qui sont beaucoup plus jolies : cela commence par le quatuor de Rigoletto ; ensuite c’est du Berlioz, du Massenet, du Saint-Saëns… Etoiles sont excellentes, ces musiques !.. Mais quel méli-mélo où l’esprit se perd… Où est-on, en réalité, à quelle époque de transition affolée, et dans quel pays chimérique ? Vraiment on ne sait plus. Rien de banal, par exemple, dans cet ensemble ; rien qui ne soit au contraire extrêmement raffiné et rare : dans un lieu tout à fait unique, c’est une réunion de gens disparates au dernier point, mais en somme assez choisis. C’est aussi la conjonction d’une fête annuelle avec une journée exceptionnellement radieuse ; à tant d’autres raretés qui sont Là, ce beau ciel de novembre ajoute encore la sienne, — qui est une rareté mélancolique. Dans l’air tranquille, au-dessus de cette profusion de fleurs d’automne agrandies par des moyens artificiels, flottent les rêveries les plus singulières de notre musique occidentale ; — En ce moment même, c’est la symphonie fantastique qui commence à bruire en sourdine derrière les bambous… Et puis, planant sur toutes choses, il y a cette impression, que l’on a, d’assister au dernier éclat d’une civilisation qui va finir ; il y a ce pressentiment que, demain, ces merveilleux costumes vont rentrer dans la nuit morte des traditions et des musées, que pareil assemblage ne se reverra jamais, jamais plus[1].

Comme ils sont d’une laideur inquiétante, ces princes exotiques, avec nos habits de soirée, nos claques et nos cravates blanches !

Comme elles sont exquises, au contraire, les princesses leurs sœurs, agitant leurs grands éventails de rêve ! Il en vient toujours de nouvelles, du fond de ces jardins bas que je ne cesse de surveiller, guettant toujours l’apparition de la souveraine ; elles s’avancent lentement, aux froufrous de leurs camails qui font songer aux trois robes de Peau-d’Ane ; dans le nombre, je reconnais encore quelques danseuses des bals de ministère, mais si transfigurées aujourd’hui ; non plus étriquées par nos longs corsets en gaine, mais vraiment nobles d’aspect dans leurs tenues de prêtresses ou d’idoles. Grands saints, grandes révérences à la nipponne, qu’elles distribuent

  1. Quelques mois après, un édit impérial a supprimé l’antique tenue de cour et ordonné aux grandes dames de ne plus se montrer « qu’en costume européen, coiffées à l’américaine. » Et l’année suivante, en 1887, la fête des chrysanthèmes s’est appelée un garden-party ; l’impératrice s’y est montrée en sombre costume montant, habillée par les soins d’une première de je ne sais quel costumier de Paris !, qu’on avait mandée au Japon exprès pour la circonstance.