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effet, pour la diplomatie française, de changer d’attitude et de langage, de s’affranchir de la pesante tutelle des cours du Nord, qui, depuis 1815, entravait son expansion.

L’empire, au mois de janvier 1853, bien que reconnu, après de laborieux efforts, par toutes les puissances, n’en restait pas moins suspect aux gouvernemens ; il n’avait ni politique ni situation en Europe. Mais régi par une constitution autoritaire, maître de l’opinion, libre de tout contrôle, disposant des armées aguerries que lui léguait la monarchie de Juillet, il s’emparait avec une rare sagacité et avec une remarquable vigueur de la question insignifiante des lieux-saints, habilement embrouillée par son ambassadeur à Constantinople, le marquis de La Valette, pour rompre le faisceau de la sainte-alliance, s’unir à l’Angleterre, transformer la Prusse et l’Autriche en gardes avancées de l’Occident contre la Russie, et faire reprendre à la France, comme par enchantement, la première place parmi les grandes puissances.

Si l’empereur Nicolas, dégagé d’invincibles préjugés et d’arrière-pensées jalouses, avait saisi la portée de notre transformation gouvernementale, il n’eût pas repoussé la main que lui tendait le prince Louis-Napoléon, il ne lui eût pas laissé d’autre alternative que de se jeter dans l’alliance anglaise. Il se serait créé des droits à sa gratitude en lui facilitant la tâche, au lieu de se coaliser avec la Prusse et l’Autriche, qui bientôt devaient le trahir, pour l’humilier, en discutant ses origines, en lui marchandant son titre. Eut-il conscience de sa faute ? Sa conversation avec le marquis de Castelbajac, le 12 janvier, permet de le croire. Il réclamait, d’un ton chaleureux et sincère, la confiance de l’empereur, il exprimait le désir d’entretenir avec lui d’intimes rapports, d’échanger leurs idées et de les concilier dans de familières correspondances ; il protestait de ses sympathies et de son dévoûment, mais il était trop tard : les blessures faites ne devaient plus se cicatriser, les dés étaient jetés. La coalition qui s’était formée en 1840 contre Louis-Philippe, à propos du pacha d’Egypte, sous son inspiration, se reformait aujourd’hui contre lui, à propos du protectorat des chrétiens en Orient, sous l’inspiration de Napoléon III. Le travail laborieux et persévérant de sa diplomatie allait être détruit, et la politique russe violemment ramenée de cinquante années en arrière.


G. ROTHAN.