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« J’ai toute confiance dans les bonnes et loyales intentions de votre gouvernement, et je ne crois nullement qu’il ait voulu faire diversion aux embarras momentanés de l’Occident en m’en suscitant en Orient… Je crois simplement que c’est une question soulevée d’une manière inopportune, mal comprise, embrouillée et envenimée par des agens subalternes et par la faiblesse des Turcs, poussés alternativement dans les voies les plus opposées. Je crains à chaque instant que le pauvre empire ottoman ne croule, et je suis plus intéressé que personne à le soutenir[1]. »

Sur ces paroles, l’empereur se leva. En accompagnant le général dans le salon qui précédait son cabinet, il lui fit remarquer, comme pour lui donner un témoignage non équivoque de ses sympathies pour la France, un grand tableau d’Horace Vernet, représentant une revue de Napoléon aux Tuileries. « Vous voyez, lui dit-il, il y a quinze ans que ce tableau est là, sous mes yeux ! »

L’empereur Nicolas avait raison de s’émouvoir de la communication que le général de Castelbajac avait faite au comte de Nesselrode. La dépêche du cabinet des Tuileries affectait la conciliation ; elle s’adressait à la modération du tsar, mais elle insinuait que la Russie, en Palestine, avait empiété sur nos droits séculaires ; elle l’interpellait sur la concentration de ses troupes dans les provinces méridionales ; elle faisait de hautaines allusions aux garanties dont on avait fait dépendre la reconnaissance du second empire. « La situation est tendue, disait M. Drouyn de Lhuys ; il faut que la prudence du cabinet de Pétersbourg ne la laisse pas s’aggraver. » Et il ajoutait, en termes significatifs : « On a beaucoup parlé dans ces derniers temps du respect des traités, du maintien de l’équilibre européen, de la conservation du statu quo territorial. C’est une politique dont la France ne doit pas seule faire tous les frais, et le moment est venu de le déclarer, » Le moment était venu, en

  1. Lettre du marquis de Castelbajac : « L’empereur Nicolas est persuadé que l’empire ottoman est prêt à s’écrouler. Je suis parfois tenté de croire qu’il se prépare à jouer sur le théâtre de Constantinople, aux yeux étonnés de l’Europe, un mélodrame chevaleresque et sentimental. Connaissant son caractère noble et bizarre, je n’en serais pas surpris. Il veut dominer, sans doute, l’empire turc, mais il n’en poursuit pas la chute. Il voudrait s’affirmer par une action d’éclat. Cette action d’un éclat héroïque consisterait à laisser la Turquie s’affaiblir, se dissoudre par ses querelles intestines, par les rivalités des chrétiens et des vieux Turcs, de venir au secours du sultan et de le replacer sur son trône, sans lui prendre un pouce de terre. Il emporterait, il est vrai, à Peterbourg, sa puissance morale, et un beau manifeste dirait à l’Europe : « Voyez ma magnanimité, revenez de vos injustes préventions, et jugez-moi mieux désormais ! » Voilà le tour qu’on pourrait bien jouer aux Turcs, pour peu qu’ils s’y prêtent par leurs tergiversations, et aussi à nous tous, si nous ne sortons pas au plus vite de notre paralysie. »