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son rang et faire respecter son pays. Le sénat, — otium cum dignitate, — le consola peu après de son rappel, qui, à vrai dire, n’était pas une disgrâce, car il avait de beaucoup dépassé l’âge où les diplomates, fatigués des longues étapes, d’une laborieuse carrière, se reposent dans leurs terres, — à moins qu’ils n’en soient proscrits, — et remontent mélancoliquement le cours de leurs souvenirs.

Avant de quitter Berlin, il m’accrédita, autorisé par M. Drouyn de Lhuys, comme chargé d’affaires auprès du gouvernement prussien, au moment où la question d’Orient s’ouvrait menaçante. Je devais, dans le cours de mon intérim, donner le premier signal d’alarme et annoncer le commencement du drame[1].


X. — LE DÉNOUEMENT.

La Prusse et l’Autriche avaient habilement manœuvré. Elles sortaient de cette crise irritante sans laisser à Paris de trop amers souvenirs ; elles n’avaient rien négligé cependant pour entraver le rétablissement de l’empire. Les deux cabinets, dès le lendemain du coup d’état, avaient communiqué leurs alarmes à la cour de Pétersbourg. Frédéric-Guillaume et François-Joseph avaient fait appel à la foi monarchique de l’empereur Nicolas ; ils lui avaient fait comprendre la nécessité de se précautionner par de solennelles et communes protestations contre les tendances ambitieuses prêtées à Louis-Napoléon. Leurs diplomates avaient pris le tsar par son côté faible, l’amour-propre ; ils avaient subordonné leurs décisions à sa sagesse, à son expérience. En le constituant le porte-parole de leurs intérêts et de leurs passions, ils l’avaient mis personnellement aux prises avec le prince-président, avec l’arrière-pensée de provoquer des froissemens et l’espoir de conjurer le danger qu’on redoutait avant tout, à Vienne et à Berlin, celui d’une alliance franco-russe. Les cartes brouillées et l’empire proclamé, les deux gouvernemens s’étaient appliqués, secrètement, à dégager leur responsabilité ; ils avaient maugréé contre l’obstination du tsar, s’étaient servis du mot de frères dans leurs lettres de créance, et déjà avaient fait entendre qu’au besoin ils se dégageraient d’une pesante solidarité, si les lettres de M. de Kisselef n’étaient pas agréées.

L’empereur Nicolas avait l’âme trop haute pour soupçonner de

  1. Voir la Prune et son roi pendant la guerre de Crimée. Ce volume, dont les principaux chapitres ont paru ici l’automne dernier, relie la Reconnaissance du second empire par les cours du Nord à l’Entrevue de Stuttgart, qui paraîtra prochainement dans la Revue.