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pas plus que le télescope, en amplifiant le champ visuel jusqu’aux étoiles, ne lui fait dépasser les rapports des objets dans l’espace.

Au reste, si M. Guyau a peut-être trop compté sur le principe de la vie intense et expansive, il est loin de lui avoir accordé une valeur absolue, adéquate à notre idée d’une moralité complète. Après avoir tiré de ce principe tout ce qu’il pouvait donner, après avoir essayé de fonder ainsi la partie positive de la morale, il a lui-même marqué la limite que la morale de l’évolution ne peut dépasser ni même atteindre. Cette limite, c’est le dévoûment, c’est le sacrifice. Comment, en effet, la morale de la vie s’y prendra-t-elle pour obtenir de l’individu, en certains cas, un sacrifice non plus seulement partiel et provisoire, mais définitif et sans compensation ? « La charité nous pousse à oublier ce qu’a donné notre main droite, rien de mieux ; mais la raison nous conseille de bien surveiller ce qu’elle donne. »

Selon M. Guyau, le problème du sacrifice ne peut recevoir dans la pratique, si on s’en tient à la morale des faits, qu’une solution purement approximative et toute contingente. La seule force qui reste à la disposition de la morale positive pour entraîner les hommes au dévoûment, c’est, dit-il, « l’amour du risque. » M. Guyau en a fait une analyse originale et fine. L’amour du risque et du danger, remarque-t-il, est naturel à l’homme ; il s’est développé par une évolution inévitable, en partie parce que l’humanité primitive vivait au milieu du péril. « Le danger était pour ainsi dire le jeu des hommes primitifs, comme le jeu est aujourd’hui pour beaucoup de gens un simulacre du danger. » Le plaisir d’affronter un péril tient surtout au plaisir de la victoire. On aime à se prouver à soi-même sa supériorité. Ce besoin de s’exposer et de vaincre, qui entraîne le guerrier et le chasseur, se retrouve chez le colon, chez l’ingénieur, chez le voyageur et le marin. « L’attrait invincible de la mer est fait en grande partie du danger constant qu’elle présente. Si le peuple anglais a acquis une intensité de vie et une force d’expansion telles qu’il s’est répandu dans le monde entier, on peut dire qu’il le doit à son éducation par la mer, c’est-à-dire par le danger. En somme, l’homme a besoin de se sentir grand, « d’avoir par instans conscience de la sublimité de sa volonté » : cette conscience, il l’acquiert dans la lutte, — lutte contre soi et contre ses passions, ou contre des obstacles matériels et intellectuels.

Après avoir ainsi analysé le sentiment du risque, M. Guyau remarque qu’il y avait dans le fameux pari de Pascal un élément qui n’a pas été mis en lumière : Pascal n’a vu que la crainte du risque, il n’a pas vu le plaisir du risque. Ce plaisir a une importance considérable dans la sphère économique : Voyez les