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inertes dans l’espace et dans le temps qu’on peut expliquer ce qui est vraiment la vie, et surtout la vie morale, c’est-à-dire l’action, le sentiment, la conscience. La notion de la vie demeure donc ambiguë, à la fois physique et mentale, sans qu’on sache quel est l’aspect de la vie qui doit se subordonner les autres. Qu’est-ce, en outre, que l’intensité de la vie ? Est-ce une simple affaire de quantité ? Quelle mesure pourrons-nous appliquer alors ? Même si nous réussissions à mesurer la force de la vie, il faudrait encore en apprécier la direction, car c’est de la direction que dépend le bon emploi de la force. L’intensité de la vie est-elle donc une question de qualité et de valeur ? Quelle mesure encore appliquerons-nous ? L’intensité des sensations, par exemple, a-t-elle la même valeur que celle des pensées ? Celle des pensées, à son tour, vaut-elle celle de la volonté ? Sans doute, dans le fond des choses, il est bien probable que la vie la plus vraiment morale est aussi, en somme, la plus vraiment intense, la plus forte, la plus vécue ; mais, à ne considérer que les faits visibles et appréciables, la plus grande intensité de vie n’entraîne pas dans tous les cas « pour conséquence nécessaire » la plus grande expansion de la vie, ni surtout son expansion généreuse et désintéressée en vue d’autrui. Napoléon Ier mena certainement une vie d’une intensité exceptionnelle, et il la répandit sur tous les champs de bataille de l’Europe ; il pensa, il voulut, il agit, il sentit, il fit sentir sa volonté aux autres. La fécondité de sa vie fut extraordinaire, mais elle se manifesta en grande partie par la lutte et non par l’accord avec autrui, par l’écrasement des autres personnalités et non par leur relèvement. Certes, comme le dit M. Guyau, la violence même, qui semble une expansion victorieuse de la puissance intérieure, finit par en être une réelle restriction : le despote rencontre de la résistance ; de plus, il s’use et se déséquilibre lui-même. Cependant, si la vie ambitieuse ne saurait être, pour le philosophe, le plus haut idéal de vie intense et large, il y faut reconnaître une existence qui sort du commun, qui a sa grandeur, qui peut même avoir un souffle d’héroïsme, et qui n’est pourtant pas la vie morale de justice et de fraternité. La vie voluptueuse, elle aussi, la vie d’aventures, d’action et de passion, la vie d’un don Juan, toujours en éveil, toujours agitée et mouvante, se répandant partout, a son intensité expansive, son déploiement de puissance, d’intelligence, de sensibilité, — et il ne surgit pas toujours à la fin une statue de pierre pour représenter la « sanction. » Le critérium de l’intensité expansive, quoique coïncidant peut-être avec le critérium moral pour le regard qui sonderait le fond même de la vie (c’est-à-dire, selon nous, la volonté), n’a donc dans la pratique ni la précision ni la sûreté nécessaires. Enfin, quand il s’agit de renoncer à la vie ou de commettre une lâcheté, il est difficile de