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l’irréconciliable ennemie : « c’est comme si on voulait ne pas respirer trop fort de peur de se dépenser ! »

Puisque toute vie, en prenant conscience de soi, s’aperçoit qu’elle est indivisiblement personnelle et collective, il en doit être ainsi du sentiment même que nous avons de la vie dès qu’elle devient en nous plus intense et plus libre ; ce sentiment, c’est le plaisir. Comme la vie, le plaisir est toujours social par quelque côté, et il le deviendra de plus en plus par une transformation qui n’est pas la moins importante de celles que l’avenir prépare à l’humanité. « En définitive, lisons-nous dans une des pages les plus remarquables du livre sur la Morale d’Épicure, qu’est-ce que serait un plaisir purement personnel et égoïste ? En existe-t-il de cette sorte, et quelle part ont-ils dans la vie ? » Lorsqu’on descend dans l’échelle des êtres, on voit que la sphère où chacun d’eux se meut est étroite et presque fermée ; c’est le polype, c’est le mollusque attaché à quelque point fixe. Mais, au contraire, montez vers les êtres supérieurs, vous voyez leur sphère d’action s’ouvrir, s’étendre, se confondre avec la sphère d’action des autres êtres. Chez l’homme, le sentiment qu’éprouve un individu déborde de toutes parts l’individu lui-même. L’égoïsme pur ne serait pas seulement une mutilation de soi, il serait une impossibilité. Ni mes douleurs, ni mon plaisir ne sont absolument miens. « Les feuilles épineuses de l’agave, avant de se développer et de s’étaler en bandes énormes, restent longtemps appliquées l’une sur l’autre et formant comme un seul cœur ; à ce moment, les épines de chaque feuille s’impriment sur sa voisine. Plus tard, toutes ces feuilles ont beau grandir et s’écarter, cette marque leur reste et grandit même avec elles : c’est un sceau de douleur fixé sur elles pour la vie. » La même chose se passe dans notre cœur, où viennent s’imprimer dès le sein maternel toutes les joies et toutes les douleurs du genre humain : sur chacun de nous, quoi qu’il fasse, ce sceau doit rester. « De même que le moi, en somme, est pour la psychologie contemporaine une illusion, qu’il n’y a pas de personnalité séparée, que nous sommes composés d’une infinité d’êtres et de petites consciences ou états de conscience, ainsi le plaisir égoïste, pourrait-on dire, est une illusion : mon plaisir à moi n’existe pas sans le plaisir des autres, je sens que toute la société doit y collaborer plus ou moins, depuis la petite société qui m’entoure, ma famille, jusqu’à la grande société où je vis. »

M. Guyau corrige ainsi la doctrine évolutionniste en replaçant au fond même de l’être individuel la source vive de tous les instincts de sympathie et de sociabilité, que l’école anglaise nous montrait comme acquis plus ou moins artificiellement dans le cours de l’évolution, et, en conséquence, comme plus ou moins