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D’après cette doctrine, quand on pousse jusqu’au bout l’analyse, le plaisir apparaît comme l’élément constitutif du bien. Si l’évolution est un progrès, au moins pour l’humanité, c’est qu’elle est pour l’humanité même un accroissement dans la somme des plaisirs, c’est que le développement de la vie est aussi le développement du bonheur. Le postulat fondamental de la doctrine évolutionniste, telle que M. Spencer l’entend, est donc un certain optimisme relativement à la destinée humaine ; c’est la croyance à un futur état de félicité sur la terre assez merveilleux pour nous persuader d’y contribuer, quoique nous n’en devions point jouir.

Malheureusement, il n’est pas certain que le plaisir croisse en proportion exacte avec le développement de la vie. En quoi consiste la loi d’évolution ? M. Spencer nous apprend qu’elle est « un accroissement dans la complexité, la détermination et la connexion organique des phénomènes vitaux ou sociaux ; » en d’autres termes, c’est une unité croissante dans une complexité croissante ; de plus, au point de vue psychologique, l’évolution se traduit par un accroissement de l’individualité, par un progrès dans la conscience de soi. Fort bien ; mais les pessimistes prétendent précisément que, plus l’être a conscience de soi, plus il souffre. Eux aussi admettent et l’évolution et une ère finale de conscience lumineuse pour l’humanité ; seulement ils ajoutent que ce plein jour de la conscience révélera la misère de la vie et la folie du « vouloir vivre ; » il n’y aura donc plus qu’un parti à prendre : renoncer à la vie, supprimer à la fois la lumière et le mal qu’elle éclaire. Si cette thèse pessimiste n’a pas la force suffisante pour s’établir elle-même avec certitude, voyons si elle ne sera pas du moins assez forte pour frapper d’incertitude la thèse optimiste.

La meilleure réponse au pessimisme, semble-t-il, c’est celle que M. Guyau a faite en se plaçant au point de vue de l’évolution et en montrant que le maintien même de la vie implique une certaine plus-value du bien-être sur la peine. Si, dans les êtres vivans, les sentimens de malaise l’emportaient réellement sur ceux de bien-être, la vie serait impossible. En effet, « le sens vital ne fait que nous traduire en langage de conscience ce qui se passe dans nos organes. Le symptôme subjectif de la souffrance n’est qu’un symptôme d’un mauvais état objectif, d’un désordre, d’une maladie qui commence : c’est la traduction d’un trouble fonctionnel ou organique. Au contraire, le sentiment de bien-être est comme l’aspect subjectif d’un bon état objectif. Dans le rythme de l’existence, le bien-être correspond ainsi à l’évolution de la vie, la douleur à sa dissolution. » De plus, non-seulement la douleur est la conscience d’un trouble vital, mais elle tend à augmenter ce trouble même. Elle ne nous apparaissait tout à l’heure que comme la