Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/867

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

difficulté, et la plus grave, que soulève la théorie du progrès instinctif et fatal en morale. Selon M. Guyau, l’antinomie de la réflexion et de l’instinct est en effet inévitable ; et elle résultera d’une loi importante que M. Guyau s’est attaché à établir : Tout instinct tend à se détruire en devenant conscient. Si la moralité n’est qu’un instinct comme les autres, qui excite l’individu à se sacrifier pour l’espèce, elle tendra à se dissoudre en acquérant la conscience même de son origine : les théories de Darwin et de M. Spencer auront précisément contribué à rendre impossible ce progrès moral qu’elles nous représentent comme nécessaire. Voyez l’instinct de l’allaitement, si important chez les mammifères, et qui tend de nos jours à disparaître chez beaucoup de femmes. Voyez une fonction plus essentielle encore, la plus essentielle de toutes, celle de la génération, qui tend à se modifier d’après la même loi, surtout en France, et à comprimer l’accroissement naturel de la population. Toutes les fois que la réflexion se porte constamment sur un instinct, sur un penchant spontané, « elle tend à l’altérer par le fait, » même quand elle veut le fortifier. Le simple excès de scrupules peut en venir à dissoudre l’instinct moral, — par exemple chez certains confesseurs et chez certaines pénitentes. Bagehot remarque qu’en raisonnant et raffinant à l’excès sur la pudeur, on peut l’affaiblir et graduellement la perdre. Si un musicien veut raisonner les mouvemens de ses doigts, il ne peut plus jouer. Appliquez à tous nos sentimens l’analyse géométrique de Spinoza : vous les verrez disparaître en grande partie ; les uns ne vous laisseront aucun regret, mais d’autres pourront bien vous en laisser : la haine et le mépris disparaîtront peut-être, mais que deviendront l’amour, l’estime, l’admiration et surtout les sentimens moraux, si nous devenons trop transparens pour nous-mêmes et si nous découvrons tout les ressorts cachés qui nous poussent à agir ?

Cet argument, qui, au dire de juges compétens, devait devenir classique, tombait droit au centre de la morale évolutionniste, telle du moins qu’elle avait été présentée par Darwin et par M. Spencer. Aussi a-t-il excité de toutes parts des controverses d’un haut intérêt. En Angleterre et surtout en Allemagne, on s’est écrié : — votre argument est tout intellectualiste et rationaliste ; c’est de la logique à outrance, comme il convient à un compatriote des Voltaire et des Rousseau. Mais nous ne sommes pas au siècle de l’Aufklärung. Ce n’est point la raison raisonnante et la logique qui mènent le monde, heureusement pour le monde ! Les mouvemens de nos cœurs et ceux des sociétés entières, comme les mouvemens des planètes, se produisent et continueront de se produire dans le sens fixé par les lois générales de l’évolution, et l’évolution prévaudra, dit M. Wundt, sur « tous les raisonnemens que nous pouvons faire à son égard. »