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loin en loin. Mais le préfet n’est pas un enfant ; s’il casse les ressorts de la législation qu’on lui confie, si les arrêtés qu’il prend ont trop souvent besoin de réparations, il faut rendre le préfet à la vie privée ; mais, tant qu’il est préfet, il faut le laisser administrer dans la limite que le parlement lui assigne.

Et les tyrannies locales ! .. dira-t-on. Les tyrannies locales, on en parle, on paraît les craindre fort, mais elles s’exercent aujourd’hui absolument comme si la bureaucratie n’existait pas ; seulement elles déplacent leur centre d’action, elles opèrent à Paris, où elles n’ont même pas à endosser la responsabilité de leurs actes. Il y a deux espèces d’affaires : celles à qui les députés ne s’intéressent pas, et pour lesquelles ils se contentent d’écrire, afin de pouvoir transmettre quelque réponse banale au cher électeur qui se morfond dans son arrondissement ; celles auxquelles les députés s’intéressent, et qui les font hanter les couloirs ministériels. Est-il un député qui n’obéisse pas à un maire influent, un ministre qui résiste à un député, un directeur qui brave un ministre ? Et sur qui, je le demande, s’appuiera bien le chef de bureau pour ne pas exécuter les volontés de son directeur ? Si l’on a souvent besoin d’un plus petit que soi, on a parfois aussi besoin d’un plus grand ; il faudrait beaucoup d’héroïsme au chef de bureau pour ne pas tendre les mains aux chaînes qu’on lui présente.

Ces instructions, ces règles, ces circulaires, cette soi-disant « jurisprudence du conseil d’état, » ne sont que des toiles d’araignées pour les mouches ; les gros insectes s’en jouent. Véritables décors de théâtre, capables d’en imposer de loin aux spectateurs qui n’ont pas leurs entrées dans les coulisses, ils ne sauraient être pris au sérieux par ceux qui les voient planter et déplanter au gré d’un caprice, qui assistent aux répétitions et savent comme on allume le gaz. L’an dernier, une femme de bien, Mme A. Boucicaut, a laissé des millions à une quantité d’œuvres et de corporations qui toutes relèvent plus ou moins de l’état. D’après la réglementation en vigueur sur les legs, il faudra bien dix ans avant que les donataires n’entrent en jouissance ; ils attendent donc, sauf un seul : l’Association des journalistes parisiens, à laquelle on a fait toucher tout de suite d’importans acomptes, « en raison des circonstances particulières, » dit le rapport, mais, en réalité, parce que les bureaucrates ont eu peur de nos seigneurs les journaux, qui allaient mettre l’ongle dans leurs ulcères, et avaient déjà commencé une campagne en faveur de cette association, qui les touche plus privément.

Contre les excès de pouvoir des agens locaux, contre les illégalités, il restera aux citoyens lésés le recours amiable aux fonctionnaires d’un ordre plus élevé, et si ce recours est sans résultat, la prise à partie devant les tribunaux ordinaires, conformément à