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Certes, nous savons tous que cet électeur qui ne s’est peut-être donné, comme les privilégiés d’autrefois, que « la peine de naître, » ne peut avoir à vingt et un ans une infusion subite de science gouvernementale ; que, si chacun voulait vaquer en personne aux occupations de sa royauté, ce serait l’anarchie et la guerre civile. Nous l’avons vu en 1790, où l’on passa subitement d’un extrême à l’autre : le peuple ne faisait rien, il voulut tout faire, il fit tout mal, et, au bout de peu de temps, ne voulut plus rien faire. Il y a en cela une mesure à observer, parce qu’au fond de toute exagération gît une forte dose d’absurdité. Or, à mon sens, le peuple d’aujourd’hui délègue trop et délègue mal sa puissance à ses représentans de diverse taille : il donne presque tout à la chambre centrale, fort peu aux chambres départementales, moins encore aux élus de la commune ; quant aux conseillers d’arrondissement, il ne leur donne absolument qu’un titre à mettre sur leurs cartes de visite, s’ils en ont. Le gouvernement central fait tout le contraire, il délègue beaucoup trop peu ; il semble, bien qu’il les ait nommés lui-même, à sa guise, se défier des agens de tout ordre qu’il envoie dans les départemens pour y faire respecter les décisions de la majorité : les sous-préfets ne servent à rien, puisqu’ils ne décident rien (ce qui a permis de mettre en doute l’utilité de leur existence) ; les préfets n’ont pas le quart de l’autorité qu’ils devraient avoir : tout est concentré dans les mains de cet administrateur parisien qu’on appelle le ministre.

L’administration française ressemble ainsi à une armée où l’avancement pourrait se donner à l’ancienneté et au mérite, jusqu’au grade de colonel inclusivement, mais où les généraux en chef seraient désignés par le suffrage universel des soldats, sans condition d’âge ni de capacité. Ce ministre, en effet, qui hier était simple député et avant-hier simple électeur, que l’on a mis à l’intérieur, comme on l’aurait mis à la justice ou aux affaires étrangères, il est semblable à nous tous, il ne sait que ce qu’il a appris ; et comme il n’a peut-être rien appris encore sur la manière de faire mouvoir la portion de la machine politique à la direction de laquelle il est préposé, il laisse faire les autres ; il est à la tête de son ministère, comme ces bonshommes en métal dont les pâtissiers couronnaient jadis les gâteaux de Savoie : ils sont décoratifs, mais non comestibles ; ou, pour me servir d’une comparaison plus relevée, ils ressemblent à des rois constitutionnels au sommet de leurs royaumes.

Comment en serait-il autrement ? .. Depuis deux siècles environ qu’on travaille sans relâche à empêcher les affaires de recevoir une solution dans les provinces, qu’on leur fait faire bon gré mal gré le voyage de la capitale, on est parvenu à en faire venir à Paris une telle quantité que ni les ministres ni les directeurs mêmes ne