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VI

Mazarin avait ordonné de lui rendre de grands honneurs. Les magistrats lui présentaient les clés des villes, les prélats et gouverneurs la complimentaient, les poètes la haranguaient, les villes la traitaient magnifiquement, les habitans couraient voir la bête curieuse et s’émerveillaient de son chétif équipage d’étudiant en voyage. A Lyon, elle rencontra le duc de Guise, envoyé pour la recevoir au nom du roi et l’amener à Compiègne, où se trouvait la cour. Le duc écrivit à un ami : « Je veux, dans le temps que je m’ennuie cruellement, penser à vous divertir, en vous envoyant le portrait de la reine que j’accompagne. Elle n’est pas grande, mais elle a la taille fournie et la croupe large, le bras beau, la main blanche et bien faite, mais plus d’homme que de femme ; une épaule haute, dont elle cache si bien le défaut par la bizarrerie de son habit, sa démarche et ses actions, qu’on en ferait des gageures. »

Guise décrivait ici le visage bien connu de Christine, avec son nez aquilin et ses beaux yeux, sa perruque « fort bizarre, » d’homme par devant, de femme par derrière, et il continuait : « Son corps lacé par derrière, de biais, est quasi fait comme nos pourpoints ; sa chemise sortant tout autour au-dessus de sa jupe, qu’elle porte assez mal attachée et pas trop droite. Elle est toujours fort poudrée, avec force pommade, et ne met quasi jamais de gants. Elle est chaussée comme un homme, dont elle a la voix et quasi toutes les actions. Elle affecte fort de faire l’amazone. Elle a pour le moins autant de gloire et de fierté qu’en pouvait avoir le grand Gustave son père. Elle est fort civile et fort caressante, parle huit langues, et principalement la française, comme si elle était née à Paris. Elle sait plus que toute notre Académie jointe à la Sorbonne… Enfin, c’est une personne tout à fait extraordinaire… Elle porte quelquefois une épée avec un collet de buffle. »

Christine était « fort civile » quand elle le voulait, mais c’était au prix d’une contrainte qui lui pesait. Elle fut au bout de sa civilité devant que d’être à Compiègne. La grande Mademoiselle la visita en chemin et fut gagnée d’abord par ses flatteries et sa mine hautaine. Elles furent ensemble à la Comédie, et la grande Mademoiselle ouvrit tout à coup de grands yeux : « Elle jurait Dieu, raconte-t-elle, se couchait dans sa chaise, jetait ses jambes d’un côté et de l’autre, les passait sur les bras de sa chaise ; elle faisait des postures que je n’ai jamais vu faire qu’à Trivelin et à Jodelet, qui sont deux bouffons… Elle répétait les vers qui lui plaisaient ;