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six chevaux et accompagnés de suites nombreuses, en riches livrées ; que le carrosse du gouverneur de Rome serait doublé d’or et d’argent, pour une valeur de 3,000 écus, et entouré de quarante personnes magnifiquement habillées ; que chaque dame romaine aurait une suite de trente-six personnes, dont les costumes coûteraient de 500 à 600 écus chaque, et que l’habit de la dame vaudrait de 500,000 à 600,000 écus. Notons, en passant, que les dames romaines surpassèrent les vœux de la Congrégation des rites ; l’une d’elles portait un habit de 700,000 écus. La part de dépense du saint-père se monta à 1,300,000 écus. À l’arrivée de la reine de Suède, les tailleurs de Rome travaillaient depuis six mois à habiller le cortège.

Le 21 décembre 1655, Christine fut affermie à jamais dans la pensée qu’elle était le premier personnage de la chrétienté et la femme unique entre toutes les femmes. Le canon tonnait, les trompettes sonnaient, les troupes faisaient la haie, les boutiques étaient fermées, Rome en fête, l’air rempli d’acclamations. Un cortège d’une richesse inouïe se déroulait de la porte del Popolo à Saint-Pierre, et en tête de ce cortège, le point de mire de tous les regards, l’objet de tous les empressemens, une petite demi-bossue en « culotte chamarrée, » montée à califourchon sur un cheval blanc et piaffant entre deux cardinaux. Elle gagna ainsi Saint-Pierre, où le haut clergé vint la recevoir à la porte et la conduisit au pape. Elle remercia le saint-père. « Il répondit que sa conversion était d’un si grand prix, que dans le ciel il se célébrait là-dessus de plus grandes fêtes qu’elle n’en voyait sur la terre[1]. » Le compliment était galant ; il y avait de quoi tourner la tête de la plus humble, et Christine n’était pas humble.

Rome devint dès lors son séjour de prédilection. Elle y réunit ses collections, l’habita de plus en plus, et sur la fin n’en bougea plus, protégée des papes, qui étaient résolus à ne pas s’en dédire et à se parer jusqu’au bout de la fille de Gustave-Adolphe. Elle exerça leur patience. Sa tenue était décidément déplorable. Le pape avait cru bien faire d’ordonner aux cardinaux de l’accompagner. Les cardinaux ne la retenaient pas, et elle entraînait les cardinaux. Il ne se faisait pas de bruit dans Rome, il n’y avait pas un scandale, à la messe ou à la comédie, dans la rue ou sur la promenade, qu’on ne fût sûr d’apercevoir la reine Christine et son escadron de robes rouges. Les frasques se succédaient, et les jeunes favoris. En même temps, elle était insolente avec la noblesse romaine, insatiable d’honneurs, toujours brouillée avec quelqu’un

  1. Archeoholtz, I, 499.