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qui la suivait pour la voir[1]. » Tantôt elle changeait de costume dans le carrosse même, avec l’adresse d’un clown, ou bien elle changeait de place, afin de troubler les badauds, qui ne s’y reconnaissaient plus. Tantôt elle lâchait quelque juron au moment le plus solennel, ou quelque plaisanterie graveleuse, digne d’une jeune personne qui savait Martial par cœur à vingt-trois ans. Tantôt elle prenait soudain une posture de cabaret et éclatait de rire au nez du grand personnage qui lui parlait. A Bruxelles, où elle s’attarda plusieurs mois, elle mena un tel carnaval, que la « puissante main » qui la retirait, à l’en croire, de tous les précipices, eut fort à faire. On n’ôta jamais de la tête de beaucoup de contemporains qu’à Bruxelles au moins Dieu, occupé ailleurs, l’avait quelquefois laissée rouler au fond de l’abîme. Quoi qu’il en soit, la sottise faite, elle reprenait ses grands airs de reine. Le parterre riait ; les loges commençaient à siffler.

La pièce jouée et la toile baissée, le costume de gala rentrait dans son coffre, la suite de rencontre s’évanouissait, et il restait un jeune cavalier assez râpé, qui semait les joyaux de la couronne de Suède chez tous les usuriers du chemin, courait les hôtelleries en tapageur et se divertissait à dépister les curieux. On l’attendait à droite, il tournait à gauche. On croyait le tenir, il se dérobait pendant la nuit. Il paraissait, disparaissait, reparaissait, jusqu’au jour où il lui prenait fantaisie de remettre des jupes, de redevenir la reine de Suède et de donner une autre représentation.

Elle en donna à Hambourg, à Anvers, à Bruxelles, à Inspruck, où elle renouvela brillamment l’affiche en abjurant le protestantisme. Elle l’avait déjà abjuré secrètement à Bruxelles, dans la nuit de Noël 1654, C’est à Inspruck, le 3 novembre 1655, qu’elle fit profession publique de catholicisme.

On a discuté à perte de vue, et non sans aigreur, sur les motifs de sa conversion. L’événement était d’une extrême importance pour l’église romaine. De tous les néophytes que l’église pouvait convoiter, il n’en était pas alors de plus enviable que la propre fille de Gustave-Adolphe. Il est naturel que Rome ait poursuivi la conversion de Christine avec un zèle particulier et toute l’habileté dont elle était capable. Il l’est également qu’ayant réussi, elle ait attribué son triomphe à la puissance de la vérité et présenté l’abjuration d’Inspruck comme un effet de la grâce divine, qui avait révélé la vraie foi à une hérétique. Il est encore naturel qu’après une victoire dont le bruit avait retenti dans toute l’Europe, remplissant d’allégresse le cœur des fidèles, le saint-siège ait jeté le manteau

  1. Collection of the Slate Papers of John Thurloe esq., Secretary of Council of the State, etc., 7 vol. Londres, 1742.