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de bornes. On lui avait préparé une sortie de reine ; elle s’enfuit en aventurière.

Elle s’était fait précéder de ses collections et y avait joint sa vaisselle d’or et d’argent, les meubles et les pierreries de la couronne. On racontait que son successeur n’avait trouvé au palais que deux tapis et un vieux lit. Une fois loin de Stockholm, la reine de Suède renvoya sa suite, se coupa les cheveux, prit un habit d’homme, des bottes, un fusil, et annonça qu’elle allait en Flandre, à l’armée de Condé, « faire le coup de pistolet. » On n’eut plus d’elle que des nouvelles intermittentes. Tantôt on la perdait de vue ; tantôt elle signalait son passage par quelque extravagance qui la dénonçait. Arrivée à la limite de la Norvège, elle franchit la frontière d’un saut, avec des hurrahs de joie d’être enfin hors de Suède. Un peu plus loin, elle rencontra sans le savoir, dans une hôtellerie, la reine de Danemark, qui la guettait, déguisée en servante. Quand les grandes dames, en ce temps-là, daignaient mépriser l’étiquette, elles ne la méprisaient pas à demi. On sut enfin que Christine s’était embarquée dans un port, tandis que la flotte l’attendait dans un autre. Son intention était d’aller se montrer à l’Europe, afin de recueillir les applaudissemens qu’elle était sûre de mériter de tant de manières.


V

Elle débarqua en Danemark, prit un faux nom, monta à cheval à la manière des hommes et piqua sur Hambourg, accompagnée de quatre gentilshommes et de quelques valets faisant l’office de femmes de chambre. « Elle alla comme une vagabonde, dit encore Montglat, de province en province, voyant toutes les cours de l’Europe. » On croirait assister à la tournée d’un cirque ambulant. Christine donnait çà et là une représentation. Elle improvisait pour ces occasions une suite royale, ramassée on ne sait où, revêtait un costume de gala et faisait une entrée solennelle dans une ville, recevant les honneurs dus à son rang avec une fierté qui charmait la foule. La population accourait, car elle était une des curiosités de la chrétienté. Elle répondait aux harangues officielles avec aisance et à-propos, à chacun dans sa langue, présidait en grande souveraine les fêtes qu’on lui offrait et entretenait les savans en confrère. « Elle parle de toutes les choses humaines, écrivait un auditeur, non en princesse, mais en philosophe e Porticu[1]. »

Elle coupait la pièce noble d’intermèdes comiques de sa façon. Tantôt, elle se mettait à faire « diverses grimaces à la multitude

  1. Lettre de Whitelocke, ambassadeur de Cromwell à la cour de Suède.