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aucun cas. Elle a dit quelque part : « L’amour des gens qu’on ne saurait aimer importune. » Il faut compléter sa pensée de la façon suivante : « L’amour des gens qu’on ne saurait plus aimer importune. » Elle le leur faisait bien voir et changeait par trop lestement de favori. Au début, elle les adorait, les comblait de dignités, d’honneurs, de largesses, témoin Magnus de La Gardie, premier de la série, qui avait vingt-deux ans, une jolie figure, « la mine haute, » et qu’elle fit ambassadeur, colonel, sénateur, grand-maître de sa maison, grand-trésorier. Au dénoûment, elle se débarrassait de ces pauvres garçons sans aucun ménagement, témoin le même Magnus de La Gardie quand la reine le remplaça par Pimentel, ambassadeur d’Espagne. Elle lui refusa une dernière audience et écrivit de sa main, en marge d’une histoire de son temps : « Le comte Magnus était un ivrogne et un menteur. » Dans aucune occasion, elle n’appliquait plus rigoureusement sa maxime de compter pour rien le passé et de vivre sur nouveaux frais. « Ceux qui profitent de tout, disait-elle, sont sages et heureux. » En matière de favoris, elle profitait de tout ce qui lui tombait sous la main.

Le règne de La Gardie fut aussi à Stockholm le règne de la politique française, de l’esprit français, de la littérature française, des modes françaises. Le traité d’alliance avec la France fut renouvelé (1651). La reine fit la part du lion à la France dans la foule de savans, de gens de lettres, d’artistes, dont elle composa sa fameuse et superbe cour. Naudé avait le soin de sa bibliothèque. Saumaise passa plus d’un an auprès d’elle, non sans s’être fait prier, car il était pénétré de son importance autant qu’écrivain du monde. Descartes se laissa attirer, pour son malheur et celui de la science. Christine le faisait venir à cinq heures du matin, en plein hiver, pour causer philosophie. En trois mois, Descartes fut mort. Bochart, l’orientaliste, amena son ami Huet, le futur évêque d’Avranches. Sébastien Bourdon, Nanteuil, François Parise, le graveur de médailles, l’architecte Simon de La Vallée, travaillaient en Suède pour Christine. Son secrétaire des commandemens était Chevreau, qui fut depuis précepteur du duc du Maine. Ses quatre secrétaires ordinaires étaient Français. Français, le médecin et le chirurgien. Français, une nuée d’hommes très divers par la naissance et le mérite : érudits, philosophes, grammairiens, fabricans d’odes et de distiques, cuistres, intrigans, beaux gentilshommes, charlatans en tout genre, valets de tout grade. Parmi ces derniers, une mention est due à Clairet Poissonnet, homme de génie s’il en fut, premier valet de chambre de la reine[1] et dépositaire de ses secrets.

  1. Je n’ai pu découvrir en quelle année Poissonnet entra au service de Christine.