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peuple pauvre, on forma une reine adorant les beaux meubles, les tableaux, les statues, les médailles, les pompes royales. Pour habiter cette contrée âpre, on forma une reine qui rêvait des paysages du Midi et des ciels italiens. Pour assurer ce calme profond des idées, on forma une reine de l’esprit le plus curieux, le plus inquiet, le plus audacieux, le plus indiscipliné, le plus agitant qui fût jamais. Pour clore cette ère d’aventure, on forma une reine virile, qui jugeait le mariage dégradant pour la femme et ne voulait point avoir d’enfans, mais apprendre la guerre. Et lorsqu’il se découvrit que la vaillante Suède, loyale et dévouée, mais rustique et fanatique, ennuyait Christine, la Suède demeura étonnée et scandalisée. Christine a eu assez de torts de son côté pour qu’on insiste sur ce qui peut l’excuser. On l’avait élevée pour régner sur Florence, et il fallait régner sur Stockholm et ses toiles d’araignées. Ce ne fut pas tout à fait sa faute si cela lui sembla dur.

Oxenstiern avait été le vrai souverain de la Suède pendant la minorité. A lui revenait donc la meilleure part de tant d’imprudences, et ce fut aussi lui qui en recueillit les premiers fruits amers. Depuis huit ans, il passait tous les jours trois heures à enseigner la politique et les affaires à la reine, et, depuis huit ans, il trouvait en elle une élève docile et reconnaissante. Christine prit le pouvoir : adieu la soumission ! Ce petit page en jupons avait ses idées à lui sur le gouvernement, et elles n’étaient pas du tout celles qu’on lui avait professées. Oxenstiern l’avait nourrie de la plus pure tradition aristocratique, et elle avait des opinions qui sentaient le ruisseau. Elle soutenait que le mérite est tout et que la naissance n’est rien : « Il y a, disait-elle, des paysans qui naissent princes et des rois qui naissent paysans ; et il y a une canaille de rois comme il y en a une de faquins[1]. » Ayant découvert un Suédois de basse naissance qui avait des talens, elle le nomma ambassadeur et sénateur, et l’imposa au sénat, avec ces mots qu’on dirait empruntés à Beaumarchais : « Salvius serait sans doute un homme capable s’il était de grande famille. »

Mêmes surprises en politique étrangère. On lui avait tant vanté son esprit supérieur, qu’elle était résolue à ne supporter aucun guide. Elle voulait la paix, en quoi il semble qu’elle n’eût pas si tort, et elle pressa le traité de Westphalie, malgré Oxenstiern. Le vieil homme d’état fut obligé de reconnaître qu’il avait trouvé son maître. Il avait affaire à une fille impérieuse et ne craignant pas la lutte. « Les passions, disait-elle, sont le sel de la vie ; on n’est heureux ni malheureux qu’à proportion qu’on les « violentées. »

  1. Maximes de la reine Christine.