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sortir de l’horrible chambre noire de sa mère, elle tomba sur de fort honnêtes gens, qui crurent leur devoir intéressé à en faire un phénomène, et qui réussirent, pour comble de malheur. Personne ne s’avisa qu’une petite fille a besoin de jouer à la poupée. Moins elle était enfant, plus on se réjouissait. Jamais une détente, un repos. D’un bout de l’année à l’autre, un travail forcené, haletant, coupé par des exercices du corps violens et excessifs. Elle ne grandissait pas, avait le sang en feu et manqua mourir plusieurs fois ; mais elle savait huit langues, en remontrait à son professeur de grec, parlait sur la philosophie et avait une opinion sur les femmes. C’était réellement une petite savante, et, comme elle avait gardé l’esprit très vif, pétillant de malice, qu’elle avait des mots d’une drôlerie impayable, on fut longtemps à s’apercevoir qu’on avait forcé le ressort, déjà un peu faussé par les absurdités de Marie-Éléonore. La Suède admira sans défiance son aimable princesse et se complut dans son œuvre.

Que pouvait-on lui souhaiter qu’elle n’eût point ? Elle savait par cœur le catéchisme luthérien et citait des versets comme un évêque. On avait rêvé d’en faire un garçon : elle avait dépassé le but. Elle était ébouriffée, elle avait les mains sales, les vêtemens en désordre, elle jurait et sacrait comme un mousquetaire, mais elle montait divinement à cheval, tuait un lièvre d’une balle, couchait sur la dure, et méprisait profondément les femmes, les idées de femmes, les travaux de femmes, les conversations de femmes. Quand elle passait au galop, libre et hardie, en chapeau d’homme et justaucorps, les cheveux au vent et le visage hâlé, la Suède n’était pas encore sûre d’avoir un prince, elle n’était plus sûre d’avoir une princesse. Sa figure d’adolescent aidait à l’illusion. Christine avait les traits accentués, le nez fort et busqué, la lèvre inférieure un peu pendante, de grands beaux yeux bleu clair où passaient des flammes. Elle avait aussi une voix d’homme, qui s’adoucissait aux occasions. De taille, elle était petite et de travers, mais avec une aisance, des mouvemens lestes qui en faisaient le plus joli gamin du monde. Le peuple en raffolait. Ni les « cinq grands vieillards, » ainsi qu’elle appelait les régens, ni l’honnête Matthias, ni le gouverneur ivrogne, ni l’aumônier de la cour, ni aucun de tous ces hommes de cour, d’épée, de robe et de science qui l’entouraient du matin au soir, ne soupçonnèrent le volcan caché sous la gaminerie. Ils auraient frémi d’horreur s’ils avaient pu lire les aveux de l’Autobiographie.

Dans ce morceau précieux, bien qu’inachevé, Christine se dresse à elle-même un autel. C’était l’usage du temps. Le goût était aux portraits, et l’on disait au public, avec une entière candeur, le